15 mai 2012

Nim, le chimpanzé qui croyait être un enfant


(Petit up de cette note car documentaire suivant sur le même thème)

Nim, le chimpanzé

qui croyait être un enfant
Un article extrait du Courrier International
Numéro Hors-série : Pas bêtes ! Les mœurs étonnantes des animaux


Avant l’âge de 1 an, le singe connu sous le nom de Nim Chimpsky vivait dans une famille d’Américains moyens, savait réclamer de la nourriture, faire des blagues et même s’excuser… Enfant humain ou primate ? Hélas, l’expérience n’a pas permis de trancher.


Le 19 novembre 1973 avait commencé comme tous les autres jours à l’Institut d’étude des primates (IPS) de Norman, dans l’Oklahoma. A la périphérie de la ville, là où la banlieue fait place à une campagne vallonnée, un groupe hétéroclite de 40 chimpanzés hurlaient et trépignaient en sentant venir le petit déjeuner. Emily Sue ­Savage ne s’effrayait plus de ce vacarme. Elle passait la majeure partie de son temps dans cet institut de recherche, à rassembler des données pour un mémoire sur le comportement mère-enfant chez les chimpanzés en captivité.

Cet après-midi-là Emily Sue Savage observait Carolyn, une femelle âgée de 18 ans, lorsqu’elle la vit ex­­traire de son corps massif une petite forme foncée. Il n’y avait aucun doute quant à la nature du paquet qui se tortillait. Savage s’assit doucement ­tandis que Carolyn commençait à embrasser et à toiletter son nouveau petit, le sept­iè­­me. Le singe bondit ensuite sur une branche de sa cage, pour empêcher William Lemmon, le directeur de l’IPS, ainsi que les autres personnes qui s’étaient agglutinées, de voir son fils. C’était un message puissant, qu’aucun d’entre eux n’eut de mal à comprendre. Carolyn connaissait la musique : comme tous les autres, ce petit lui serait enlevé et dédié à l’un des projets de recherche auxquels Lemmon destinait la plupart des chimpanzés nés à l’IPS.

Retiré à sa mère quelques jours après sa naissance

Le n° 37, selon la référence qu’il portait dans les dossiers de Lemmon, fut effectivement désigné pour participer à une étude prestigieuse de l’université Columbia sur le langage chez les grands singes. Le scientifique dirigeant l’étude avait surnommé celle-ci projet Nim, du nom de son sujet, baptisé Nim Chimpsky. Le petit de Carolyn, connu sous le nom de Nim durant toute sa vie, fut donc arraché à sa mère quelques jours après sa naissance. En plus d’un prénom et d’un nom de famille, on lui donna des vêtements taillés sur mesure et une adresse dans un élégant quartier de l’Upper West Side, à Manhattan. Il reçut en outre sept frères et sœurs et une mère aimante qui fit l’impossible pour qu’il se sente chez lui, allant même jusqu’à l’allaiter. Les LaFarge avaient accepté d’adopter Nim et de le traiter comme un membre de la famille.

L’humanisation de Nim, à qui on allait enseigner le langage des signes américain, faisait partie d’une expérience inhabituelle. Le Pr Herbert Terrace, psychologue comportementaliste, était convaincu que le langage est une compétence acquise et il entendait prouver que les chimpanzés pouvaient également l’acquérir, infirmant ainsi la théorie du brillant linguiste Noam Chomsky, pour qui il existe une grammaire universelle propre au cerveau humain. Pour Chomsky, il était “à peu près aussi probable de prouver qu’un grand singe dispose d’aptitudes au langage que de découvrir une île sur laquelle des oiseaux incapables de voler attendraient que les humains leur montrent comment s’y prendre”. La plupart des scientifiques s’accordaient à dire que la communication interespèces était de la science-fiction, et non un sujet de recherche. Avant le projet Nim, plusieurs études pionnières en matière de langage chez les grands singes avaient été réalisées, les premières dès les années 1920. Dans les années 1970, Beatrix et Allen Gardner avaient enseigné le langage des signes à un chimpanzé nommé Washoe. Terrace, lui, voulait apprendre à son chimpanzé à utiliser la syntaxe et la langue comme nous. Il ne serait pas aisé de prouver qu’un chimpanzé pouvait “parler”, mais Terrace pensait que le projet Nim redessinerait la frontière entre les humains et les animaux, qui, de­puis des siècles, reposait sur le langage.

Terrace avait choisi pour Nim ce qui, selon lui, représentait la famille américaine moyenne type : des parents, des en­fants, un chien, une grande ­maison. Stephanie LaFarge, 36 ans, une de ses anciennes étudiantes (et anciennes maîtresses), mère de famille expérimentée, titulaire d’un diplôme de psychologie, se rendit donc à Norman en avion le 25 novembre 1973 pour venir chercher le jeune chimpanzé à l’IPS et le ramener à New York. “C’était comme une vraie adoption, raconte-t-elle, j’avais l’intention de l’élever comme mon propre enfant.”

Adopté par les LaFarge, archétype de la famille américaine

Le lendemain, Lemmon endormit Carolyn avec un fusil tranquillisant. Sans hésiter, il entra dans la cage, arracha du sein de sa mère le petit qui braillait et le tendit à Stephanie, tandis que les autres chimpanzés du bâtiment hurlaient leur mécontentement. Quelques heures plus tard, Carolyn titubait dans la cage à la recherche de son petit, tandis que Nim, pelotonné dans les bras de Stephanie, faisait con­naissance avec sa nouvelle mère.

Jenny Lee, alors âgée de 12 ans, avait attendu sa mère à l’aéroport en compagnie de son beau-père. “Quand j’ai vu Nim pour la première fois, c’était une créature maigre, noire et poilue qui suçait une tétine”, se souvient-elle. Mais il devint un LaFarge dès qu’elle le prit dans ses bras. Sur le chemin du retour, Jenny demanda si c’était un nouveau petit frère ou un animal de compagnie. Elle ne reçut pas de réponse. Personne ne pouvait donner une réponse simple à cette question, qui allait hanter le ­projet Nim tout au long de sa durée.

A 2 mois, Nim escaladait les murs. “Ses capacités physiques ne faisaient que croître, explique Stephanie. S’il lui prenait l’envie de nous défier, il avait toujours le dessus. On essayait de lui donner une fessée, juste pour le calmer.” En désespoir de cause, elle tenta la manière psychologique. Lorsque Nim se comportait mal, elle quittait la pièce. La menace d’être abandonné le faisait paniquer, il cessait sur-le-champ et courait après Stephanie pour qu’elle le rassure d’un câlin. Il apprit à dire “pardon” en langage des signes, ce qu’il fit très souvent. Nim devint une attraction majeure pour les étudiants de Columbia, qui brûlaient d’envie de le garder ou de traîner chez les LaFarge. La nuit, les joints tournaient dans le séjour tandis que Nim sautait sur le lit d’eau. Parfois, il tirait sur le joint et inhalait avec délectation. (Quelques années plus tard, il réclamerait un joint en langage des signes, en combinant les signes “stone”, “fumer” et “maintenant”.)

Si Terrace avait initialement pensé qu’il aurait une certaine emprise sur la vie de Nim, il s’était fourvoyé. Le chimpanzé restait collé à Stephanie où qu’elle aille. Son instruction officielle débuta alors qu’il n’avait ­que 3 mois. Les LaFarge commencèrent avec le mot “boire” : ils prirent les mains de Nim et tracèrent le signe correspondant. Au bout de deux semaines, Nim fit ­spontanément le signe “boire” à Stephanie pour réclamer du jus de fruits. Ce fut un moment clé. En deux mois, il ajouta à son vocabulaire “donne”, “debout”, “bonbon” et “encore”. Le projet Nim avait commencé.

De charmantes photos de cet animal intelligent et adorable firent leur apparition dans la presse. Le “chimpanzé parlant” était invité dans les talk-shows de fin de soirée, où il grimpait sur l’animateur et demandait à boire. Un reportage du magazine New York fit de Nim une célébrité : les gens suivaient ses progrès, mot à mot. “La maîtrise précoce des signes dont Nim fait montre est très encourageante”, déclara Terrace. Le chercheur constituait alors une équipe d’étudiants de 3e cycle pour mettre au point un programme plus efficace qui permettrait au chimpanzé d’enrichir son vocabulaire plus rapidement. Pour cela, il aménagea une petite salle de classe dans le sous-sol de la faculté des sciences de l’université Columbia. Les visiteurs pouvaient observer le travail de Nim à travers un miroir sans tain. Les séances étaient enregistrées sur des bandes vidéo, ce qui rendait facile la constitution d’une base de données. Cependant, des conflits quant à la méthodologie éclatèrent lorsque Terrace engagea Carol Stewart, une enseignante extrêmement stricte. On demandait soudain à Nim d’accrocher sa veste au portemanteau, de s’asseoir à un petit bureau et de se concentrer, sans hurler, ni mordre, ni faire l’imbécile. Quand il se comportait mal, Carol Stewart l’enfermait dans une boîte sans ouverture de 0,4 m2 pour ce que Terrace appelait un “temps mort”.

Cette boîte marqua le début de la désillusion pour Stephanie. Elle se disputa avec Carol Stewart au sujet de la sensibilité de Nim et de son identification ou non aux humains. Quand on donnait à Nim une série de photographies à classer – des clichés de chimpanzés, dont le sien, mélangés à des clichés d’humains –, il plaçait sa photographie dans la pile “humains”. “Je ne pense pas que Nim avait conscience d’être un chimpanzé”, estime Bob Johnson, un ancien du Vietnam qui étudiait la psychologie quand il commença à s’occuper du singe. “Peut-être qu’il nous regardait en se disant qu’un jour il grandirait et perdrait ses poils.” Carol Stewart, sa boîte et la salle de classe eurent un effet désastreux sur l’animal. En moins d’un an, l’enseignante fut renvoyée, les LaFarge (Jenny mise à part) décidèrent d’abandonner l’expérience et ­Terrace revit son projet. Nim n’avait plus ni mère ni foyer.

Le projet Nim déménagea dans une maison de vingt et une pièces appartenant à l’université Columbia. Nim disposait de sa propre suite et d’une roseraie privée au bord de l’Hudson. Pendant encore deux ans, le chimpanzé affina son vocabulaire et devint le roi de l’évasion, faisant sauter les verrous et se glissant par les fenêtres. Un après-midi, Bill Tynan, l’un de ses meilleurs soigneurs et un de ses compagnons favoris, taillait les rosiers lorsqu’il aperçut Nim qui mangeait des roses derrière lui. Il le regarda dans les yeux et cria : “Si tu manges ces fleurs, je vais te mordre l’oreille !” Nim retira précipitamment quelques pétales de sa bouche et les “remit” sur les roses.

Dans la maison, Nim faisait la vaisselle, souvent plusieurs fois de suite, et aidait à préparer le dîner. Il adorait faire des farces. Quand Laura-Ann Petitto, une soigneuse, faisait la cuisine, il chipait sa cuiller préférée et la cachait. Lorsqu’elle la retrouvait, ils éclataient de rire tous les deux. Les LaFarge rendaient rarement visite à Nim, et leur foyer lui manquait terriblement. Le personnel changeait souvent, et Nim commença à mordre ses soigneurs. Mais son vocabulaire continuait de s’enrichir et les fonds affluaient. Au bout de quatre ans, Terrace déclara que le chimpanzé possédait un vocabulaire de plus de 100 mots, et les étudiants avaient répertorié 20 000 combinaisons exprimées en langage des signes. Terrace décida néanmoins de mettre un terme au projet Nim après que l’un des professeurs de Nim eut été gravement mordu au visage. Il disposait d’assez de données et n’avait plus besoin du chimpanzé. Des dispositions furent prises pour le renvoyer à l’IPS, où Lemmon lui apprendrait à redevenir un chimpanzé. Plus de jouets ni de vêtements – et plus de pizzas, son plat favori.

L'expérience finie, Nim est rendu à son état de chimpanzé

Nim n’avait jamais été en cage, n’avait jamais rencontré d’autres chimpanzés, et la transition allait être traumatisante. Il mourait d’envie de communiquer avec les hommes, et après quelques mois de terrible anxiété et de bagarres avec ses compagnons de cage, un ­gardien commença à travailler avec lui, lui montra comment comprendre les gestes des autres chimpanzés et rester en vie. Nim commença à s’avancer dans sa cage en disant “dehors” en langage des signes lorsque des étudiants passaient. L’un d’entre eux, Bob Ingersoll, devint son meilleur ami, si ce n’est son sauveur. Chaque jour, pendant plusieurs années, il sortit Nim de sa cage pour le faire grimper aux arbres et cueillir des mûres. D’autres étudiants utilisaient les jeunes chimpanzés, dont Nim, pour des expériences sur le langage chez les grands singes dans le cadre d’un programme dirigé par un jeune psychologue nommé Roger Fouts. Or Lemmon et Fouts étaient en guerre, et les chimpanzés allaient en être les victimes. L’IPS perdit ses fonds, Fouts quitta la ville et la santé de Lemmon commença à décliner. En désespoir de cause, il se mit à vendre ses chimpanzés à des laboratoires, où leur ADN en faisait des cobayes d’une valeur inestimable dans des recherches dont on croyait qu’elles seraient bénéfiques aux humains. (Que cela ait été avéré fait encore débat aujourd’hui.)

Vendu à un laboratoire de chirurgie et de médecine expérimentale

En 1982, Lemmon emmena secrètement plus de 20 chimpanzés, dont Nim, au Laboratoire de médecine expérimentale et de chirurgie des primates (LEMSIP). Appartenant à l’université de New York (NYU), le LEMSIP était le premier laboratoire de primatologie de l’Etat de New York. Nim et ses camarades de Norman devaient participer à une étude sur l’hépatite. Ingersoll saisit la presse locale. Pendant ce temps, les chimpanzés étaient enfermés dans de minuscules cages suspendues au plafond d’une pièce sans fenêtre. Leurs excréments tombaient par terre et le personnel pouvait les nettoyer sans avoir à regarder les animaux dans les yeux. Les techniciens du laboratoire furent ­malgré tout les premiers à remarquer quelque chose d’étrange : les chimpanzés communiquaient en langage des signes. Ils réclamaient des boissons, des cigarettes, tout ce qui aurait pu calmer leur peur. Nim voulait du café, du Coca-Cola, des cigarettes et des joints, et n’avait pas peur de le demander. Un mouvement de protestation national contre son incarcération était sur le point de voir le jour.

“Sale temps pour les chimpanzés malins”, titra un article du Boston Globe. L’information fut reprise aux nouvelles du soir sur NBC, et des millions de téléspectateurs se mirent à débattre sur des questions éthiques : pouvait-on humaniser un chimpanzé pour s’en débarrasser ensuite dans un laboratoire ? Plusieurs années plus tôt, Terrace avait publié les résultats du projet Nim. Dans un étrange revirement, il déclarait que le projet était un échec. Il concluait que Nim et les autres chimpanzés qui semblaient communiquer ne faisaient en réalité qu’imiter et se moquaient des scientifiques qui leur parlaient. Terrace sonnait ainsi le glas des recherches sur le langage chez les grands singes. Après avoir clamé durant des années ses ­succès avec Nim, il était passé dans le camp de ses adversaires et s’en prenait aux autres chercheurs.

Pour les détracteurs de Terrace, l’échec lui était entièrement imputable. Il s’était montré incapable de s’occuper de son propre chimpanzé ou de fournir à Nim un enseignement adapté. Pis encore, il avait mis fin au programme trop tôt pour obtenir des résultats significatifs. Sa volte-face était à tout le moins prématurée. Une autre constatation lui donnait tort : une fois que Nim avait appris le langage des signes, il engageait souvent la conversation avec des humains. Cela ne comptait-il pas ? Beatrix et Allen Gardner, eux, proposaient une définition du langage moins restrictive “Si l’on utilisait les mêmes critères [que ceux que Terrace avait utilisés avec Nim] pour des enfants humains, déclara Allen Gardner, il faudrait conclure qu’ils ne connaissent pas non plus le langage.”

Terrace avait cependant fait confiance à Lemmon pour protéger les chimpanzés. Bouleversé par la terrible situation de Nim, il lança une campagne de presse et Henry Herrmann, un avocat de Boston, proposa de représenter le chimpanzé devant les tribunaux. Il envisageait de fonder son action en justice sur le principe que les critères habituels valables pour des animaux de laboratoire ne s’appliquaient pas dans le cas de Nim en raison des circonstances particulières de son éducation. Nim constituait un cas à part et ne pouvait pas être traité de la même manière que les autres chimpanzés utilisés dans la recherche. Pour reprendre ses termes : “La question est : ‘Nim a-t-il le sentiment d’être traité avec cruauté ?’ et le juge lui permettra de venir témoigner pour donner sa réponse.” Les interprètes en langage des signes n’étaient pas rares dans les tribunaux, mais il ne serait pas facile de prouver que Nim était suffisamment “sain d’esprit” pour témoigner lui-même. Herrmann entendait convaincre Terrace de témoigner que le QI de Nim était plus élevé que celui de certains handicapés mentaux qui avaient obtenu gain de cause devant les tribunaux. Les publications de Terrace allaient enfin être utiles à Nim. Dans le même temps, des centaines de personnes faisaient pression sur l’université pour qu’elle relâche les chimpanzés. Cleveland Amory, figure éminente du mouvement de protection des animaux, se lança également dans la bataille et appela les administrateurs de la NYU en pleine nuit. Les avocats de l’université finirent par appeler Herrmann et lui dirent : “Annoncez à votre client qu’il est libre.” Nim était resté au LEMSIP durant moins d’un mois et, grâce à l’intervention de l’avocat, il n’avait pas encore reçu d’injection de sérum. Mais la NYU insista pour qu’il soit rendu à son propriétaire légal : William ­Lemmon.

"L'animal le plus intelligent du monde"

Le 22 juin 1982, Nim fut mis dans un camion en route pour l’Oklahoma. Quelques jours après, Cleveland Amory rachetait le singe. Six mois plus tard, le chimpanzé était expédié au Black Beauty Ranch, le sanctuaire d’Amory au Texas. Il serait le premier primate à y résider. Amory plaça Nim dans une cage, et supposa que les employés du ranch pourraient le rendre heureux. Amory avait décrit Nim comme “l’animal le plus intelligent au monde”, mais n’avait pas pensé à demander à son personnel d’apprendre le langage des signes. Nim leur faisait des gestes, espérant une réponse qui ne venait jamais. Il se mit rapidement à déprimer. Un jour, Bob Ingersoll, son vieil ami, lui rendit visite. Avant même qu’il n’atteigne l’enclos du chimpanzé, celui-ci avait fait les signes “Bob”, “dehors” et “clé”. Horrifié par l’isolement dans lequel vivait son protégé, Ingersoll expliqua à Amory que Nim avait besoin de compagnie pour survivre. Amory acquit donc un deuxième animal auprès de Lemmon, Sally Jones.

Sally était un sympathique chimpanzé de 20 ans. Elle vivait à l’IPS depuis 1973, l’année de la naissance de Nim. Capturée en Afrique pour un cirque, elle pouvait marcher debout, danser sur la pointe des pieds et faire du patin à roulettes. Mais, surtout, elle aimait Nim. Quand il s’évada à nouveau, il emmena Sally avec lui. Et, lorsqu’elle regagna sa cage, Nim la suivit. Amory avait peur que le chimpanzé ne prenne la clé des champs et ne réapparaisse plus jamais. Mais, lorsque Nim s’échappa encore, il courut dans la maison du directeur du ranch, pilla le réfrigérateur et alluma la télévision. Il voulait le confort d’une maison humaine. Il n'y avait pas grand-chose à faire, si ce n'est lui donner de l'amitié.

Quand il ne jouait pas avec Sally, Nim passait des heures à feuilleter de vieux magazines. Il les réduisait en charpie et les magazines étaient remplacés par d’autres le lendemain. Nim parvint néanmoins à garder intacts deux livres pour enfants. Il cachait ses trésors dans sa cabane. Pendant la journée, il s’y plongeait comme s’il étudiait pour un examen. L’un de ces livres était un album de 1, rue Sésame, qui comportait une section illustrée consacrée à l’apprentissage du langage des signes. L’autre était en quelque sorte son album photo. Il s’agissait d’un exemplaire abîmé de L’Histoire de Nim, le chimpanzé qui parle, publié en 1980. Stephanie LaFarge fut le deuxième visiteur de Nim au Texas. Elle ne s’était jamais sentie très concernée par le mouvement de protection des animaux, mais avait noué des liens avec Amory durant la crise au LEMSIP. Amory fustigeait le projet Nim pour ne pas avoir pris en compte le bien-être à long terme du chimpanzé et il s’interrogeait sur le rôle de Stephanie dans la vie du singe. Elle se posait la même question. Accompagnée de sa fille Jenny, Stephanie enfreignit les règles du ranch en entrant seule dans la cage de Nim. Durant une seconde, Nim ­et sa “mère” semblèrent entrer en con­nexion. Mais, soudain, le chimpanzé saisit Stephanie par la cheville, la fit tomber et la traîna sur le dos jusque dans un coin de la cage. Il se plaça ensuite devant elle, pour qu’elle ne puisse pas atteindre la porte pour s’enfuir. Amory attira alors l’attention du chimpanzé, qui la laissa s’en aller. Jenny, furieuse que sa mère joue ainsi avec sa vie, se mit à pleurer. “Je lui devais au moins ça”, répondit Stephanie. Des années plus tard, elle affirma que Nim savait ce qu’il faisait : elle l’avait abandonné et méritait sa colère.

En 1997, Sally mourut d’une attaque. “Nim était inconsolable, raconte Amory. Il restait assis sur le lit de Sally et refusait de manger ou de bouger.” Les chimpanzés pleurent leurs morts tout comme nous et, une fois de plus, Nim devint apathique et déprimé. Amory et Chris Byrne, le directeur du ranch, savaient que Nim avait besoin de compagnie le plus vite possible. Ingersoll leur procura trois autres chimpanzés et Amory fit construire un enclos plus spacieux. Lulu et Midge avaient été récupérés au LEMSIP, tandis que Kitty venait de la célèbre Coulston Foundation [laboratoire de recherche biomédicale installé au Nouveau-Mexique]. Nim et Kitty devinrent proches, mais elle ne remplaça jamais Sally. Au moins, Nim n’était plus seul.

Le 10 mars 2000, Nim jouait sur sa balançoire préférée quand une soigneuse qui allait donner aux chimpanzés leur repas du matin le salua au passage. Nim lui dit “vite” par signes dès qu’il accrocha son regard. Lorsqu’elle revint dix minutes plus tard, il était roulé en boule sur le sol. Kitty, hystérique, sautait et hurlait en protégeant le corps de Nim. Byrne se précipita dans la cage, prit Nim dans ses bras et l’amena en pleurant à l’hôpital. Le chimpanzé avait eu une crise cardiaque et était déjà mort à son arrivée aux urgences. Il avait 26 ans. Amory était mort deux ans plus tôt, à l’âge de 81 ans, mais, pour Byrne, le décès de Nim était bien plus tragique. Le chimpanzé aurait dû vivre 20 ans de plus.

Byrne prononça l’oraison funèbre quelques jours plus tard. Tous les membres du personnel avaient développé des relations personnelles avec Nim. Il avait chipé leurs chaussures, leur avait fait des farces, offert des œuvres d’art, enseigné des signes… Il avait fait toutes sortes d’autres choses inhabituelles et mémorables. Byrne pensait que Nim avait fini par accepter la cage dans laquelle il était à la fois confiné et protégé. “Nim avait besoin de cette cage”, déclara-t-il à l’assistance endeuillée. C’était sa maison, le seul endroit où il contrôlait la situation. Son problème, c’était de nous garder dehors.”

The Sunday Telegraph, Londres, Harry Benson, 2008

Pour en savoir plus

- Le site du Courrier International
- Le numéro Hors-Série d'où est extrait cet article
- Le documentaire : Le projet Nim, réalisé par James Marsh
- La rubrique Ces singes qui parlent
- D'autres vidéos sur ce thème

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