28 janvier 2011

Des animaux presque humains, Collectif

Des animaux presque humains
Histoires vraies

Collectif


Ce recueil d'histoires vraies, où se mêlent la tendresse, l'humour et l'émotion, nous démontre combien les rapports entre l'homme et l'animal peuvent être variés et enrichissants.

Un beau livre destiné aux petits comme aux grands, pour nous permettre de mieux observer, comprendre et respecter le monde vivant qui nous entoure.

Des animaux presque humains, Collectif, Editions Sélection du Reader's Digest, 1983, 416 pages, livre illustré, grand format

Au sommaire

Adieu, Voyageur ! - Gerald Movius
Un chien nommé Jus de Pomme - Corey Ford
Une dernière fois, amigo - William J. Buchanan
Kola, l'ours du Caucase - George et Helen Papashvily
Groin-Groin l'original - F.G. Turnbull
La petite guenon et ses ours en peluche - Gerald Durrell
Les poulpes et leurs astuces - Ronald Rood
Spike, chien de traîneau - Jack O'Brien
Un poisson-chat qui marche - June Mellies Reno
Paddy, mon bébé castor - R.D. Lawrence
Des grands ducs dans la maison - Farley Mowat
Petit taureau deviendra grand - James Herriot
Le chien qui venait du froid - William Iversen
Mon maître le chat - Paul Gallico
Sandy, la grue cendrée - Dayton O. Hyde
Les visiteurs de l'hiver - Louise de Kiriline
L'été du petit veau - Dorothy Rood Stewart
Pauvre petit Irving - Herbert Tanzer et Nick Lyons
Madame Sans-Gêne - Miriam Pope Cimino
Un rescapé de la marée noire - Marie Philip
Mes amies fantasques - Elma M. Williams
Un chat bon éducateur - Monte Bourjaily Jr.
Un cheval en congé payé - Frederic Sondern Jr.
Connaissez-vous les ratons laveurs ? - Sterling North
Une invasion de rats - C. Brooke Worth
Désillusions d'un hocco - Gerald Durrell
Tchit ou les malheurs d'un kangourou - Dorothy Cottrel
Un chien qui rapporte - Estelle Mendelsohn
Bonne chance, Canard - Virginia Bennett Moore
Un ours dans la baignoire - Irving Petite
Un loup chez les hommes - Richard Tomkies
Un bébé phoque très sociable - Harry Goodridge et Lew Dietz
Opération rhinocéros - John Gordon Davis
Sad Sam, l'irréductible - Fred Gipson
La chienne qui soignait les enfants - Elizabeth Yates
L'appel du koala - Ambrose Pratt
Une étonnante expérience de télépathie - Esse Campbell
Nos voisins, quels ours ! - Eileen Lambert
Robert la caille - Margaret A. Stanger
Qui s'y frotte s'y pique - Ronald Rood
Un cerf altier - A. Kulik
J'aime les éléphants - Frank Whitbeck
La laie du docteur Schweitzer - Albert Schweitzer
Les espiègleries d'Edal, la loutre - Gavin Maxwell
Monsieur le Maire - Willie Morris
M. Tweedy, merle tutélaire - Anne Marie Schilling
L'escapade d'une mouffette - Constance Taber Colby
Le testament d'un chien de qualité - Eugene O'Neill
Un lion dans la vitrine - Anthony Bourke et John Rendall
Les 400 coups du hibou - William Service
Les chèvres des neiges - Barbara Curtis Horton
Le chien de Mme Donovan - James Herriot
Etincelle, cheval sibérien - Nicholas Kalashnikoff
Les aventures d'une mangouste - Cherry Kearton
Il gazouillait sous les bombes - Clare Kipps
Un commando de singes - Henry Trefflich, Baynard Kendrick
Les épreuves d'un zoologiste - Konrad Z. Lorenz
Ce n'était qu'un chien perdu - Jerome Brondfield
Une perruche déconcertante - Marguerite Courtney
Comment élever une marmotte - Faith McNulty
Un dauphin facétieux - Horace E. Dobbs
Lulu, l'antilope - Isak Dinesen
L'incroyable voyage - Sheila Burnford
Un cri de joie - Loren Eisley
Le chat mystérieux - Ronald Rood
Histoire d'une petite souris - Faith McNulty
La vie tribale des hyènes - Hugo et Jane van Lawick-Goodall
Le cheval de trait devenu champion de saut - Guido Artom et Robert Littell
Bastet, l'Egyptienne - Arthur Weigall
Des gorilles plein les bras - David Taylor
Le temps presse, l'eau monte ! - John Walsh, Robert Gannon
Il y a des chiens fugueurs - James Thurber
La danse nuptiale du manakin - M.D. England
La vie de chien d'un pékinois - James Herriot
Un oiseau-lyre, charmeur et facétieux - Ambrose Pratt
Un fameux petit lapin - R.M. Lockley
Portrait d'un gros chat - Maurice Wiggin
Lora, mon amie phoque - Rowena Farre
Le pêcheur de requins - Lester C. Gunther Jr.
Walter et les oies - H. Gordon Green
Les caprices d'un âne - Frank P. Jay
Un triste et merveilleux Noël - Lincoln Steffens
Sources

Quelques extraits

Les épreuves d'un zoologiste
Pour bien connaître les animaux, il faut les laisser libres.

Le grand zoologiste K. Lorenz raconte ses mésaventures et ses joies.

Par Konrad Z. Lorenz

P279-P282



Pourquoi parler d'abord des inconvénients de la cohabitation avec les animaux ? Parce que c'est dans la mesure où l'on est disposé à subir ces inconvénients qu'on les aime véritablement. Je dois une reconnaissance infinie à mes parents, qui se contentaient de hocher la tête ou de pousser un soupir résigné lorsque, lycéen ou étudiant, je ramenais à la maison un nouvel animal plus ou moins familier et sans doute plus dévastateur encore que les précédents.
Et ma femme ! Que n'a-t-elle pas enduré au cours de toutes ces années ! Qui d'autre que moi aurait pu oser demander à son épouse d'accepter de laisser courir dans la maison une rate apprivoisée, qui grignotait de jolis petits trous ronds dans les draps pour tapisser ses nids - qu'elle installait en outre dans les endroits les plus incongrus, mon chapeau melon, par exemple.
Qui d'autre eût toléré qu'un cacatoès arrachât tous les boutons du linge qu'on avait mis à sécher sur une corde dans le jardin, ou qu'une oie cendrée passât la nuit dans notre chambre, pour s'envoler au petit matin par la fenêtre ? (Il est impossible d'apprendre la propreté aux oies cendrées.) Et j'imagine la réaction de toute autre épouse en s'apercevant que les taches bleues dont les oiseaux chanteurs décorent les meubles et les rideaux après un festin de myrtilles résistent à tous les nettoyages ! Que dirait une maîtresse de maison, si... Je pourrais continuer ainsi pendant une bonne vingtaine de pages.
Tout cela est-il bien nécessaire ? Eh bien, oui ! Absolument. Certes, on peut mettre des animaux en cage et les laisser dans un salon, mais il est impossible de connaître le haut degré d'activité mentale que peuvent avoir les animaux sans les laisser libres de leurs mouvements.
Si vous saviez comme un singe ou un perroquet en cage est triste et borné, et à quel point il est vif, drôle et attachant quand il est en liberté ! De tels pensionnaires vous causeront sans doute des dégâts et des contrariétés, et il faut s'y préparer, mais c'est le prix à payer si l'on veut observer des sujets en pleine possession de leurs facultés. C'est pourquoi, en tant que spécialiste du comportement des animaux supérieurs, ma règle a toujours été de ne leur infliger aucune contrainte.
Chez moi, en Autriche, à Altenberg, la cage a toujours joué un rôle paradoxal : en effet, elle défendait la maison et le jardin d'agrément contre les intrusions des animaux. Il leur était aussi strictement interdit de franchir les grillages qui protégeaient nos plates-bandes de fleurs ; mais les choses interdites exercent une attraction irrésistible sur les animaux supérieurs, comme sur les jeunes enfants. De plus, l'oie cendrée, d'un naturel affectueux, recherche assidûment la compagnie des humains. Il arrivait constamment qu'à notre insu vingt ou trente oies paissent dans nos parterres ou, pire encore, qu'elles envahissent notre véranda vitrée, en trompetant de joie.
Il est extrêmement difficile de chasser un oiseau qui peut voler et qui n'a aucune crainte de l'homme. Les cris les plus perçants, les moulinets de bras les plus farouches ne font aucun effet. Notre épouvantail le plus efficace était un grand parasol de jardin rouge vif. Tel un chevalier, la lance en arrêt, ma femme s'approchait, le parasol roulé sous le bras, et fonçait sur les oies qui, une fois de plus, se régalaient de ses jeunes plants. Poussant un féroce cri de guerre, elle déployait brusquement le parasol. C'en était trop, même pour nos oies, qui s'envolaient dans un tonnerre de claquements d'ailes.
Malheureusement, l'attitude de mon père annulait en grande partie les efforts d'éducation de mon épouse. Il avait un faible pour les oies et il admirait en particulier le courage chevaleresque des jars. Aussi, rien ne pouvait le détourner d'inviter chaque jour les oies à venir prendre le thé avec lui, dans son bureau contigu à la véranda vitrée.
Un jour, en sortant dans le jardin, je fus étonné de n'y trouver presque aucune oie cendrée. Craignant le pire, je courus au bureau de mon père, et que vis-je ? Sur le magnifique tapis persan, deux douzaines d'oies se pressaient autour du vieux monsieur, qui buvait son thé et lisait tranquillement le journal, sans cesser d'offrir aux oies de petits morceaux de pain.
Les palmipèdes se sentaient un peu intimidés dans ce cadre insolite, ce qui avait un effet déplorable sur leurs fonctions intestinales. Les années ont passé depuis, et les taches vert foncé du tapis ont viré au jaune pâle.
Les animaux vivaient donc en totale liberté chez nous, tout en restant très familiers. Ils s'efforçaient constamment non de nous fuir, mais de nous approcher.
Dans les autres maisons, en cas d'alerte, on entend : "Fermez les fenêtres, vite, l'oiseau vient de s'échapper de sa cage !". Chez nous, on criait : "Pour l'amour du ciel, fermez les fenêtres, le cacatoès (ou le corbeau, ou le singe, etc.) essaie d'entrer !"
L'application la plus paradoxale du système de la "cage inversée", ce fut ma femme qui l'inventa, dans la toute première enfance de notre fils aîné. A l'époque, nous possédions plusieurs animaux, assez grands et potentiellement dangereux : quelques corbeaux, deux grands cacatoès à huppe jaune, deux makis et deux singes capucins - qu'il eût été imprudent de laisser seuls avec un bébé. C'est pourquoi ma femme improvisa une vaste cage dans le jardin et y enferma... la voiture d'enfant.
Chez les animaux supérieurs, la propension à détruire et la capacité d'y parvenir sont malheureusement directement proportionnelles à leur degré d'intelligence. C'est pour cette raison qu'il est impossible de laisser constamment certains animaux, en particulier les singes, livrés à eux-mêmes sans surveillance, ce qu'il est possible de faire avec les lémuriens. En effet, ceux-ci sont moins à redouter, car les meubles et les objets d'une maison n'éveillent guère leur intérêt. Les simiens, en revanche, sont d'une curiosité insatiable en présence de tout ce qui leur est inconnu et ils pratiquent sans merci la méthode expérimentale. Cette attitude, fort intéressante pour le spécialiste du comportement animal, devient rapidement ruineuse pour le budget domestique. Je vais vous en donner un exemple.
Dans l'appartement de mes parents, à Vienne, étant étudiant, j'élevais un magnifique spécimen de singe capucin, une guenon nommée Gloria. Elle occupait dans mon bureau une cage spacieuse. Quand j'étais à la maison et en mesure de la surveiller, je la laissais aller et venir à son gré dans la pièce. Mais, quand je m'absentais, je l'enfermais dans sa cage ; elle s'y ennuyait à mourir et cherchait par tous les moyens à en sortir le plus vite possible. Un soir, en rentrant après une absence prolongée, j'ouvris la porte et tournai le commutateur. La pièce resta plongée dans l'obscurité, mais le ricanement de Gloria, provenant non de sa cage, mais de la tringle à rideaux, ne me laissa pas de doute quant à l'origine de la panne de lumière.
Quand je revins avec une bougie allumée, un spectacle désolant s'offrit à mes yeux : Gloria s'était emparée de ma lourde lampe de chevet en bronze, l'avait traînée à travers la pièce (malheureusement, sans débrancher la prise murale), puis hissée jusqu'au plus haut de mes aquariums et, s'en servant comme d'une masse, elle en avait assené un coup sur le couvercle de verre, de sorte que la lampe avait sombré dans l'eau. De là, le court-circuit.
Ensuite, ou peut-être auparavant, Gloria avait ouvert ma bibliothèque fermée à clef, véritable tour d'adresse, étant donné la petitesse de la clef ; elle en avait extrait les tomes II et IV du manuel de médecine de Strumpel, qu'elle avait transportés jusqu'à l'aquarium.
Là, elle les avait méthodiquement déchirés en lambeaux, lesquels se trouvaient entassés dans l'aquarium. Sur le plancher gisaient, vides, les deux couvertures des volumes, et, dans le bac, des anémones de mer très éprouvées étouffaient, les tentacules pleins de papiers.
Quelles sont donc les valeurs positives qui compensent ces désagréments, ces incessantes pertes de temps et d'argent ? J'ai déjà parlé de la nécessité qui s'impose, pour l'intérêt de certaines observations, de ne pas garder un animal prisonnier. En outre, le fait qu'un animal, libre de s'échapper, préfère rester près de moi me procure un plaisir indéfinissable, surtout si ce choix semble résulter d'un attachement à ma personne.
Un jour que je me promenais sur la rive du Danube, j'entendis le croassement sonore d'un corbeau. Je lui répondis en lançant le même cri. Alors, du plus haut du ciel, le grand oiseau, repliant ses ailes, piqua sur moi à toute vitesse, puis, les déployant dans un puissant souffle d'air pour amortir sa chute, se posa sur mon épaule avec une impondérable aisance. Je me sentis largement dédommagé de tous les livres déchirés, de tous les nids de canards pillés que ce corbeau, élevé par mes soins, avait sur la conscience. Pour moi, le renouvellement de ce miracle n'en émousse pas le bonheur. L'émerveillement demeure, bien que cela se produise quotidiennement et que l'oiseau d'Odin me paraisse un animal aussi naturellement familier qu'un chien ou un chat.
Des relations d'amitié sincère entre les animaux sauvages et moi me semblent si normales qu'il faut parfois des circonstances spéciales pour que je prenne conscience de leur caractère exceptionnel. Par une brumeuse matinée de printemps, je descendais vers le Danube. Le fleuve était encore réduit à sa largeur hivernale, et des oiseaux migrateurs - morillons, harles, piettes et, de temps en temps, une bande d'oies rieuses - venaient en vol frôler les eaux sombres. Parmi ces migrateurs, et ne s'en distinguant en rien, une escadrille d'oies cendrées passait dans le ciel.
Je remarquai que l'oie volant à la deuxième place, à gauche, de la formation triangulaire avait perdu une rémige primaire. A ce moment, mon esprit fut traversé par des souvenirs très précis de cette oie à la rémige primaire manquante et de tout ce qui était arrivé le jour où elle l'avait cassée. Car, bien entendu, ces oies étaient mes oies cendrées : il n'y en a pas d'autres sur le Danube, même pendant la période de migration.
Le deuxième oiseau sur la gauche du triangle était le jars Martin. Il venait de se fiancer à ma préférée, Martina, et c'est d'elle qu'il tenait son nom. (Auparavant, il n'était qu'un numéro, car seules les oies que j'élevais moi-même recevaient des noms ; celles qui étaient élevées par leurs parents était numérotées.) Chez les oies cendrées, le jeune mâle suit littéralement sa femelle à la trace. Mais Martina se promenait, libre et effrontée, à travers toutes les pièces de la maison, sans demander l'avis de son galant, qui, lui, avait grandi dans le jardin et devait, par conséquent, s'aventurer en territoire inconnu.
Si l'on considère que l'oie cendrée est, par nature, un oiseau des vastes espaces libres, qui doit surmonter de puissantes réticences instinctives pour se hasarder même entre les buissons ou sous les arbres, Martin, il faut le reconnaître, eut l'étoffe d'un héros lorsque, le cou tendu, à la suite de sa belle, il franchit la porte d'entrée, traversa le vestibule, gravit l'escalier et pénétra dans notre chambre.
Je le revois encore arrivant dans la pièce, le plumage tout aplati de terreur, tremblant d'appréhension, mais droit et fier, lançant à cet univers insolite de puissants sifflements de défi. Puis, tout à coup, derrière lui la porte se referma en claquant. Rester imperturbable en de telles circonstances était trop demander, même d'un héros de l'espèce Anser cinereus. Il déploya ses ailes et monta comme une fusée vers le lustre. Ce dernier perdit quelques pendeloques dans l'aventure, mais Martin perdit, lui, une rémige primaire.
C'est ainsi que je connais toute l'histoire de la plume qui manque à l'aile de l'oiseau volant en deuxième position sur le côté gauche du triangle. Mais je sais aussi quelque chose de profondément réconfortant : quand je reviendrai de promenade, ces oies cendrées, qui volent maintenant en compagnie de migrateurs sauvages, se seront posées sur les marches du perron de la véranda, et elles viendront à ma rencontre, le cou tendu en avant, dans cette attitude qui a, chez les oies, la même signification que le frétillement de la queue chez les chiens.
Et, tandis que je suis du regard les oies, qui rasent la surface de l'eau et vont disparaître derrière la courbe du fleuve, je me sens brusquement en proie à cet étonnement émerveillé qui est la source et l'origine de toute philosophie. Et, soudain, je me mets à interroger ce qui m'est le plus familier.
Tandis que je surveille les oies, je me prends à penser que c'est presque un miracle pour un homme de science, à l'esprit rationnel et positif, d'avoir pu établir des liens de véritable amitié avec des animaux libres et sauvages. Cette constatation m'emplit d'un étrange bonheur. J'éprouve soudain le sentiment que l'expulsion de l'homme du paradis terrestre n'est plus tout à fait aussi irrévocable.

Un cri de joie
Le souvenir obsédant d'un oiseau capturé,

puis relâché dans l'immensité lumineuse.

Par Loren Eisley

P334-P335



Nous arrivâmes dans cette vallée à travers les nappes de brume d'une nuit de printemps. Le lieu semblait inexploré, mais nous avions envoyé des éclaireurs et nous savions qu'il y avait une cabane abandonnée là-haut, à flanc de coteau.
J'atteignais la cabane le premier. Au-dessous de moi, je pouvais voir notre caravane, marquée par le miroitement des phares des camions sur le métal des coffres dans lesquels reposaient nos trouvailles. La colonne serpentait, s'enfonçait dans la brume, puis en émergeait un moment plus tard.
Debout sur un rocher, contemplant ce spectacle, je restai un moment songeur en pensant à tout l'argent et à tout le matériel qu'il fallait pour remonter dans le temps et retrouver le passé.
On nous avait demandé, en outre, de mettre la main sur des témoignages du présent. Nous devions rapporter des animaux vivants : oiseaux, reptiles, ou autres. Un zoo avait besoin d'être repeuplé, j'allais aider à capturer des oiseaux, aussi me fallait-il parvenir à la cabane avant les camions.
La cabane était inoccupée depuis des années. Son toit était défoncé, et des oiseaux nichaient sûrement dans la charpente. Une cabane qui tombe en ruine dans un endroit sauvage attire toujours les oiseaux. Ils découvrent un trou, entrent, et tout à coup l'endroit leur appartient. Les hommes n'existent plus.
J'ouvris doucement la porte, une lampe de poche à la main pour les éblouir et les empêcher de voir les ouvertures du toit. Je m'étais muni d'une petite échelle que je comptais appuyer contre le mur du fond près d'une étagère où je pensais faire les plus belles prises. En entrant, j'avais entendu un bruissement, mais il n'y avait pas eu d'envol.
Je traversai la pièce à pas feutrés et grimpai à l'échelle jusqu'à ce que mes coudes soient au niveau de l'étagère. Tout était plongé dans l'obscurité ; seule une faible clarté venant des étoiles filtrait par un petit trou situé au-dessus de moi dans le toit. Je tendis le bras avec précaution, prêt à saisir tout ce que je trouverais, puis je plaçai ma lampe sur le bord de l'étagère. De cette manière, j'allais pouvoir me servir de mes deux mains.
J'allumai prestement ma lampe, ce qui provoqua aussitôt un tumulte de battements d'ailes, mais c'est moi qui me fis prendre. J'entendis l'oiseau pousser un petit cri métallique lorsque la lumière éclaira la cabane et que ma main s'abattit sur sa compagne, à côté de lui. Le mâle me planta alors rageusement le bec dans le pouce, tandis que ses serres me lacéraient la main. En me débattant, je renversai la lampe ; et la femelle, recouvrant soudain l'usage de la vue, fila tout droit vers l'ouverture du toit. Le tout avait duré quinze secondes.
L'oiseau ne lâchait pas prise, mais je finis par l'attraper. C'était un épervier dans sa prime jeunesse. Il avait sauvé sa compagne en créant une diversion et ne protestait plus maintenant. Résigné, il me fixait d'un regard farouche et presque indifférent. Il était sans pitié et ne s'attendait pas à ce qu'on lui fit grâce. J'eus alors l'étrange sentiment que nous nous comprenions, et je me sentis soudain mal à l'aise.
Je mis l'oiseau dans une boîte un peu exiguë pour qu'il ne se blesse pas en se débattant, et je sortis à la rencontre des camions qui arrivaient. Le lendemain, cet oiseau commencerait une vie nouvelle. On allait l'emmener dans une grande ville et il passerait dans une cage le reste de son existence. Ce sera d'ailleurs une bonne chose, pensai-je en contemplant mon pouce ensanglanté.
Le lendemain matin, la brume s'était dissipée. Le ciel était d'un bleu intense et la vue s'étendait sur des kilomètres au-dessus des grands affleurements de pierre. Je m'étais levé de bonne heure et, avec la boîte contenant mon petit épervier, je m'étais installé dans le pré, devant la cabane, pour construire une cage. Une brise fraîche comme la rosée du matin caressait l'herbe et jouait dans mes cheveux. C'était un de ces jours où il fait bon vivre. Je regardai le ciel autour de moi et mon regard s'arrêta sur l'ouverture du toit par laquelle la femelle s'était échappée. Elle doit être bien loin maintenant, pensai-je. Mais avant de reprendre le travail j'eus envie de voir de plus près ma capture de la veille.
Je pris l'oiseau, les ailes bien repliées, en faisant attention de ne pas l'effaroucher. Il était tout palpitant dans ma main et je sentais son cœur battre très fort sous son plumage. Il ne se souciait pas de moi. Tourné vers les hauteurs, son regard allait bien au-delà : c'était un dernier regard sur un point du ciel si lumineux que mes yeux, éblouis, ne pouvaient le voir.
Le geste que je fis alors n'était peut-être pas purement impulsif mais, sans être vraiment conscient de ce qui me poussait à agir ainsi, j'étendis soudain le bras, ouvris la main et déposai le petit épervier sur l'herbe.
Il resta ainsi une longue minute, immobile et sans le moindre espoir, les yeux toujours fixés sur la voûte azurée.
Il devait se sentir déjà si loin de tout cela qu'il ne s'était pas rendu compte que je l'avais relâché. Il était là, simplement, le ventre dans l'herbe.
L'instant d'après, il était parti. Comme un éclair, il disparut sous mes yeux. Il s'était envolé tout droit dans l'immensité si lumineuse que mes yeux pouvaient à peine en supporter l'intensité. Pendant un moment il y eut un silence. Puis un cri venu de très haut se fit entendre.
J'étais jeune alors et n'avais pas encore vu grand-chose, mais ce cri me bouleversa. Ce n'était pas celui de l'épervier que j'avais capturé. Changeant ma position par rapport au soleil, je pouvais maintenant voir plus loin. De là-haut, où elle devait tournoyer sans relâche depuis des heures, la femelle s'était élancée vers son petit compagnon retrouvé. Et, retentissant de sommet en sommet, son cri exprimait une joie si indicible et si délirante que je l'entends encore résonner à mes oreilles après tant d'années.
Je les voyais tous deux maintenant. Le mâle s'élevait rapidement dans les airs et les deux oiseaux se rencontrèrent dans une grande spirale ascendante qui devint bientôt comme un tourbillon, puis un véritable ballet d'ailes. Une fois encore, mais une seule, leurs voix se joignirent en un étrange duo de questions et de réponses qui se répercutèrent sur les hauteurs dominant la vallée. Puis ils disparurent à jamais, dans ces régions élevées où les yeux des humains ne peuvent les suivre.

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