22 février 2013

Dans le nu de la vie, de Jean Hatzfeld

Dans le nu de la vie
Récits des marais rwandais
de Jean Hatzfeld

Au cours de longs séjours dans une bourgade du Rwanda, Jean Hatzfeld a tissé des liens de confiance avec des rescapés Tutsis du génocide et les a convaincus de sortir de leur silence. Dans un langage simple, parfois poétique ou philosophique, ils ont accepté de raconter ce qu'ils ont vécu. Ces récits d'enfants, de femmes et d'hommes sont saisissants. Dans leur singularité, ils atteignent, à force d'authenticité, une portée universelle. On ne les oublie plus.

"On mourait coupé à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux et eux, ils avaient pris l'habitude de nous voir comme des animaux. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux, pires que des animaux de la brousse parce qu'ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient."..

Dans le nu de la vie, Jean Hatzfeld, Editions du Seuil, 2002, 240 pages, avec des photos en noir et blanc

A propos de l'auteur

Jean Hatzfeld est journaliste et écrivain. Il a séjourné plusieurs mois au Rwanda depuis le génocide et plus précisément sur les collines de Nyamata où il a recueilli les témoignages des rescapés. Il est l'auteur de "Une saison de machettes", "L'air de la guerre" et "La guerre au bord du fleuve".

Le sommaire

- Introduction
- De bon matin à Nyamata : Cassius Niyonsaba
- Le grand et le petit marchés : Jeannette Ayinkamiye
- La route du Bugesera : Francine Niyitegeka
- La colline de Kibungo : Janvier Munyaneza
- Des cornes en forme de lyre : Jean-Baptiste Munyankore
- Au Coin des Veuves : Angélique Mukamanzi
- Des vélos-taxis sous un acacia : Innocent Rwililiza
- Une boutique sur la grand-rue : Marie-Louise Kagoyire
- Le pénitencier de Rilima : Christine Nyiransabimana
- Une fuite secrète : Odette Mukamusoni
- Les casiers des mémoriaux : Edith Uwanyiligira
- Une précision en chemin : Berthe Mwanankabandi
- La maison terre-tôle de Claudine : Claudine Kayitesi
- Crépuscule sur la permanence : Sylvie Umubyeyi
- Repères
- Glossaire
- Chronologie
- Carte du Rwanda
- Carte de la commune de Nyamata

Pour en savoir plus

- Ce lien pour feuilleter le livre
- Les Editions du Seuil
- Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld
- Génocidé, de Révérien Rurangwa
- La fleur de Stéphanie, d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad
- Cette playlist de vidéos sur le génocide au Rwanda en 1994

Extraits choisis

Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant
Nyamata centre

(p99-p100) ../.. Il m'a dit : "Ce n'est pas ma faute. C'est la commune qui veut ça. C'est en bas qu'ils nous obligent à faire tout ça." Je lui ai demandé : "Si c'est vrai, pourquoi ne pas venir passer toute la journée à l'ombre, sans toutefois tuer jusqu'au soir, ensuite redescendre à Nyamata bien reposé et garder le bon oeil des autorités ?" Il m'a répondu : "C'est une bonne idée, je n'y avais pas pensé." Je me suis mis à crier, très fâché : "Tu n'avais pas pensé que tu pouvais ne pas nous tuer ?" Il répondit : "Non, à force de tuer, on avait oublié de vous considérer."
Maintenant, je pense que ce Hutu ne couvait pas la férocité dans le coeur. Nous, on détalait sans répit au moindre bruit, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on était bouffés de poux, on mourait coupés à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux, puisqu'on ne ressemblait plus aux humains qu'on était auparavant, et eux, ils avaient pris l'habitude de nous voir comme des animaux. Ils nous traquaient comme ça. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l'humanité aux Tutsis pour les tuer plus à l'aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu'ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient et qu'ils le faisaient avec des manies. Un interahamwe, quand il attrapait une Tutsie enceinte, il commençait par lui percer le ventre à l'aide d'une lame. Même la hyène tachetée n'imagine pas ce genre de vice avec ses canines. ../..

(p109-p110) ../.. Une chose qui me surprend aujourd'hui est que beaucoup de promoteurs du génocide soient redevenus des gens de tous les jours, qu’ils se soient dispersés en toute quiétude, qu'ils se baladent dans les rues, en France, en Europe, au Kenya. Ils enseignent à l’université, ils prêchent dans les églises ou soignent dans les hôpitaux et, le soir, ils écoutent de la musique et surveillent les écolages des enfants. On dit : "Le génocide, c'est une folie humaine", mais la police ne va même pas questionner les ténors du génocide dans leurs villas à Bruxelles ou à Nairobi. Si vous croisez l'un d'eux à Paris, avec son costume à la page et ses lunettes cerclées, vous vous dites : "Tiens, voilà un Africain très civilisé." Vous ne pensez pas : "Voilà un sadique qui avait stocké, puis distribué deux mille machettes aux paysans de sa colline natale." Donc, à cause de cette négligence, les tueries peuvent recommencer ici ou ailleurs.
La guerre est une affaire d'intelligence et de bêtise. Le génocide est une affaire de dégénérescence de l'intelligence. Une remarque qui me dépasse toujours, quand je parle de cette époque, est la sauvagerie des tueries. S'il y avait à tuer, il n'y avait qu'à tuer, mais pourquoi couper les bras et les jambes ?
Ceux qui ont fait ça ne sont pas des démons, ni des interahamwe drogués comme l'ont répété les Blancs. C'était des avoisinants avec qui on bavardait jadis sur le chemin du marché. Il y a un endroit où ils ont enfilé cinq ou six Tutsis sur un long bois taillé pointu pour les faire mourir en brochettes. Maintenant, paraît-il qu'ils prétendent, à la prison de Rilima, qu'ils ne se souviennent pas comment ils ont pu faire ces choses incroyables. Mais ils se souviennent de tout, dans les plus petits détails.
Pour moi, je le répète, ils coupaient et mutilaient pour enlever de l'humain aux Tutsis et les tuer plus facilement ainsi. Et ils se sont en définitive trompés. J'ai connu l'exemple d'un tueur qui avait enterré tout vivant son collègue tutsi dans un trou derrière sa maison. Huit mois après, il s'est senti appelé par la victime pendant un rêve. Il est retourné dans le jardin, il a soulevé la terre, il a dégagé le cadavre, il s'est fait arrêter. Depuis, à la prison, il se promène jour et nuit avec le crâne de ce collègue dans un sac en plastique qu'il tient à la main. Il ne peut lâcher le sac même pour manger. Il est hanté à l'extrême. Lorsqu'on a brûlé vifs des enfants, devant l'église de Nyamata, qu'on a organisé des chasses aux vieillards dans les bois et qu'on a étripé les bébés des filles enceintes dans les marais, on ne peut pas prétendre qu'on a oublié comment on a pu faire ça, ni qu'on a été obligé de le faire. ../..

Sylvie Umubyeyi, 34 ans, assistante sociale
Nyamata Gatare

(p201-p202) ../.. Dès le premier contact, les yeux noirs de Sylvie révèlent une étrange beauté, sereine, brillante. Le délice de sa voix avive la séduction, puis l'élégance de son langage, quand elle répond par exemple, lorsqu'on lui demande le secret de si jolies phrases : "Ca coule comme ça, parce que, si on revient de là-bas, on a voyagé dans le nu de la vie."
Sylvie est une rescapée de Butare, ville universitaire au sud-ouest du pays. A son arrivée à Nyamata, à la fin du génocide, elle ne connaissait personne en ville, encore moins dans les environs dévastés, désertés ou peuplés de morts. Depuis, elle est assistance sociale dans ces collines, où chaque matin, avec son équipe, elle invente un métier unique.
Tôt, elle part en camionnette à travers les champs et les taillis, parcourt les bananeraies, se fraie un chemin dans les forêts, à la recherche d'enfants, sortis vivants des marécages, revenus des camps du Congo, cachés entre des murs de torchis, en errance dans les brousses ou les plantations de haricots. Elle les visite, les enregistre, établit le dialogue et repart plus loin. ../..

(PS. J'ai classé par défaut ce livre dans cette rubrique car je n'en ai aucune pour ce thème.)

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