20 octobre 2011

Les lamentations du perroquet, d'Eugene Linden

Les lamentations du perroquet
De l'intelligence et de la sensibilité animales

d'Eugene Linden


Mise à jour : ajout du sommaire et des extraits

Oui, l'intelligence animale existe, et elle s'apparente même parfois à une véritable sensibilité, laquelle se manifeste par un sens de l'empathie, de l'imitation, de l'humour, voire même par certaines formes d'altruisme. C'est l'ensemble de ces capacités cognitives et affectives que l'auteur a voulu étudier ici. Son projet n'est pas tant de théoriser - même s'il n'y répugne pas - que de conter, à partir d'un grand nombre de témoignages de gardiens de zoos, de primatologues ou de spécialistes du monde animal, des histoires d'héroïsme, de loyauté, d'amour, mais aussi de tromperie, de manipulation, de jeux, de doubles jeux, aussi pittoresques qu'invraisemblables. Par exemple l'histoire des orangs-outangs, surnommés les rois de l'évasion, qui démontent leur cage à l'aide d'un tournevis ; celle des chiens domestiques frappés de dépression après le décès de leur maître; celle du chimpanzé Kanzi, qui parvient à communiquer dans le langage des humains, ou de ses proches cousins qui cassent des noix avec des pierres pour se nourrir ; celle aussi de la panthère qui, réprimant ses instincts de protection les plus profonds, sollicite l'aide de l'homme pour sauver sa progéniture menacée par une rivière en crue... Mais derrière ces récits véridiques se pose cette question lancinante : si les animaux pensent, s'ils ont, pour certains, une conscience, alors qui sommes-nous ?

Les lamentations du perroquet, Eugene Linden, Editions Fayard, 2002, 283 pages

A propos de l'auteur

Eugene Linden est né en 1947. Journaliste, il a effectué des reportages au Vietnam puis publié un ouvrage sur l'impact de l'aide des Etats-Unis en Afrique. C'est après une longue enquête dans les laboratoires, et de nombreux articles sur les singes et le langage, qu'il a écrit le livre Ces singes qui parlent.

Le sommaire

Préface
Introduction
1 - Le loup qui s'était lié d'amitié avec des chèvres
Jeux et plaisanteries
2 - "Elle ignorait tout de l'homme, et il ne savait rien du gorille..."
Marchandage et troc
3 - Ah ! le traître !
Tromperies
4- Je crois que tu crois que je crois que tu crois
Lecture des pensées et jeu d'échecs mental
5 - Le petit cochon qui courait au travail
Coopération avec l'homme dans le travail,
les situations de conflit et les soins hospitaliers
6 - Orangs-outangs ingénieurs et chimpanzés casseurs de noix
Outils et intelligence
7- Evasion de Topeka
et d'Omaha, et de Brownsville, et...
8 - Amour ! Courage ! Compassion !
Empathie et héroïsme
9 - Comment nous perçoivent-ils ?
Un lieu où les êtres humains sont une nouveauté
Bibliographie
Remerciements

Quelques extraits

Extrait de l'introduction

(P45) ../.. Dans les années 1970, il était difficile de savoir si une femelle orque était gravide. C'est pourquoi les gardiens ne se rendirent pas compte que Corky était grosse de son premier petit avant qu'elle l'ait mis bas. Lors d'une gestation ultérieure, Orky prit l'habitude de nager à côté de Corky et de poser son front contre son ventre, se servant probablement de ses extraordinaires capacités d'écholocation pour effectuer l'échographie de Corky. Un jour, alors que tout paraissait normal chez la mère aux yeux des gardiens, Orky soumit sa compagne à un "examen", passant son rostre de haut en bas le long de son ventre quatre à cinq fois de suite, exactement comme un médecin passe un échographe sur le ventre d'un femme enceinte. Ce qu'il détecta le bouleversa au plus haut point. Il fila en direction de la paroi de l'aquarium et s'y cogna la tête de plein fouet, tant il était ému. Deux heures plus tard, Corky avorta. Gail et d'autres personnes qui travaillaient au Marineland pensent qu'Orky avait dû se rendre compte que le bébé était mort lorsqu'il avait posé sa tête contre le ventre de Corky. ../..

Extrait du chapitre 6 : Outils et intelligence

(P190) ../.. En captivité, les orangs-outangs ont une approche de l'utilisation des outils très différente de celle d'autres animaux, ou même de celle des autres grands singes. Rob Shumaker a remarqué que les orangs-outangs, particulièrement les mâles, tendent à se servir de leurs lèvres là où les autres grands singes emploieraient leurs mains. En utilisant leurs lèvres, ils tirent simplement parti de muscles adaptés à des tâches motrices fines. Ils sont bien plus habiles que la plupart des êtres humains à mouvoir leurs lèvres ou leur langue. Rob a ce commentaire : "Vous connaissez ce jeu auquel on se livre traditionnellement dans les bars, qui consiste à mettre une queue de cerise dans sa bouche et à essayer de faire un noeud ? Eh bien ! pour un orang, c'est extrêmement facile." Rob rappelle aussi qu'on voit fréquemment les orangs-outangs prendre une pomme dans leur bouche, la tourner et la retourner, puis recracher la totalité de la peau.
D'un autre côté, les mains d'un orang-outang mâle sont souvent trop grandes pour exécuter des tâches adaptées à des doigts de la dimension de ceux de l'homme. Notre espèce est bipède, et nos plus gros muscles se trouvent donc dans nos jambes. Les orangs-outangs passent une bonne partie de leur temps dans les arbres et, souligne Rob Shumaker, ce sont leurs bras, étonnamment gros et forts, qui assurent l'essentiel de la locomotion. Outre le fait qu'ils sont trop grands pour certaines des tâches que requièrent la fabrication et l'utilisation d'outils, le pouce et l'index d'un orang-outang sont plus écartés que ceux d'un chimpanzé, ce qui réduit encore plus l'intérêt d'employer la main à des tâches motrices fines. ../..

Extraits du chapitre 7 : Evasion de Topeka, d'Omaha, et de Brownsville, et...

(P219) ../.. Jerry reprocha aux gardiens d'avoir oublié de fermer la porte en question, les rappela à la vigilance, et l'incident fut clos. Convaincus que l'évasion avait résulté d'une erreur humaine, les gardiens laissèrent de nouveau les orangs-outangs dans l'aire extérieure dès que le temps le permit. Et, de nouveau, ils s'échappèrent. Cette fois, dit Jerry, "c'en était trop : je m'apprêtais à sévir contre l'inattention des gardiens et à mettre quelqu'un à la porte".
Lorsqu'on laissa la fois suivante s'ébattre les orangs-outangs en extérieur, un gardien courut dire à Jerry :"Il faut absolument que vous veniez voir ce que Fu Manchu va faire." Les deux hommes se rendirent au quartier des grands singes et se postèrent sur un promontoire, en un point d'où ils ne pouvaient pas être vus des orangs-outangs.
Les grands singes arrivèrent bientôt dans l'aire extérieure. Fu Manchu se dirigea rapidement vers le fossé. Saisissant d'une main le bas de la porte, il exhiba de l'autre un morceau de fil de fer rigide. Il glissa celui-ci entre la porte et son dormant, fit jouer le loquet, et la porte s'ouvrit. De nouveau, Fu Manchu sortit du quartier des grands singes, suivi de toute sa famille.
On récupéra vite tous les évadés. Jerry savait maintenant comment le grand mâle s'y prenait pour sortir, mais il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où Fu Manchu cachait le fil de fer entre ses évasions. C'est seulement le lendemain, tandis qu'il le faisait revenir à sa cage depuis l'aire extérieure, que Jerry remarqua que quelque chose de brillant dépassait légèrement de la bouche de l'orang-outang. Il s'approcha de lui, tira sur sa lèvre (leurs rapports étaient suffisamment bons pour que Fu Manchu tolère un tel geste), et découvrit le morceau de fil de fer.
L'orang-outang lui avait donné une forme qui lui permettait de le loger sans problème entre sa lèvre inférieure et ses gencives. Apparemment, il le transportait ainsi depuis quelque temps, attendant qu'une occasion se présente. L'histoire de l'évasion des orangs-outangs fut largement ébruitée dans la presse. En raison de son ingéniosité, Fu Manchu fut déclaré membre honoraire de l'Association américaine des serruriers. ../..

(P221) ../.. "Chacun des doigts d'un orang-outang équivaut en force à une main humaine, dit Marvin Jones ; par conséquent, c'est comme si ces animaux avaient cinq mains au bout de chaque bras. Avec cette capacité d'agrippement, ils peuvent grimper le long de parois dont vous n'auriez jamais pensé qu'il fût possible de les escalader." ../..

(P222) ../.. On peut encore évoquer une autre évasion d'orang-outang, qui mit en jeu une stratégie à long terme, assortie de tromperie, et qui montre bien que les animaux cherchant à s'enfuir n'y sont pas nécessairement poussés par des conditions de vie insatisfaisantes. Lorsqu'il était adolescent à la fin des années 1980, Chantek, l'orang-outang auquel Lyn Miles a appris le langage des signes, réussit à s'évader de son compartiment dans la caravane qui l'hébergeait à Chattanooga, dans le Tennessee. Travaillant assidûment pendant un certain nombre de jours (Lyn ne sait pas exactement combien car elle n'a découvert la supercherie que plus tard), il ouvrit progressivement un passage dans le grillage qui le séparait du reste de la caravane. Mais il en réarrangeait toujours les mailles dès qu'il entendait arriver Lyn ou l'un de ses assistants, afin de dissimuler son bricolage. Une fois qu'il eut ménagé un trou suffisamment large, il passa dans l'autre partie de la caravane et la saccagea. ../..

(P225) ../.. On connaît également plusieurs cas d'évasion collective en coopération, aussi bien chez les gorilles que chez les chimpanzés ou chez les orangs-outangs. Au zoo d'Arnhem, en Hollande, un groupe de chimpanzés forma une pyramide de façon que l'un d'eux puisse arriver au sommet d'une clôture ; puis celui-ci se baissa pour aider les autres à sortir.
Les grands singes sont donc, sans conteste, les héros des évasions de zoo ; mais de nombreuses autres espèces essaient aussi de déjouer les dispositifs de sécurité des cages et des quartiers d'hébergement. On connaît au moins un cas où un perroquet fit preuve d'une certaine ingéniosité pour s'enfuir de sa cage, puis aida ses congénères à en faire autant. Selon Sally Blanchard, cet épisode eut lieu à Wichita, au Kansas, il y a une vingtaine d'années, dans un élevage de quelque trente perroquets amazones à tête jaune. Bill et Wilma Fisher, le couple qui élevait ces oiseaux, s'étaient alors absentés pour participer à une exposition sur les perroquets. Chango, l'un de leurs amazones à tête jaune, se servit de son bec pour dévisser les écrous de sa cage jusqu'au moment où celle-ci s'effondra. Une fois dehors, il réussit à ouvrir une à une, la porte des autres cages. Quand Sally Blanchard, qui avait pour tâche de les surveiller pendant l'absence de leurs maîtres, vint voir les oiseaux, ils étaient presque tous dehors à faire la fête... ../..

Extraits du chapitre 8 : Empathie et héroïsme

(P237) ../.. Il y a quelques années, c'était un chien nommé Bo qui avait gagné ce prix. Un autre chien et lui-même accompagnaient leurs maîtres, un couple, alors qu'ils descendaient les rapides du Colorado en bateau pneumatique. En franchissant un passage particulièrement dangereux, le canot s'était retourné et, tandis que le maître et l'autre chien avaient été éjectés, Bo et la maîtresse s'étaient retrouvés coincés sous l'embarcation. Le chien se dégagea rapidement, mais replongea aussitôt pour aller chercher la femme : il la saisit par la chemise et la ramena hors de l'eau.
On connaît d'innombrables histoires de ce genre : par exemple, un rottweiler tira d'un fourgon en feu une femme gravement blessée ; la chatte Elizabeth accourait systématiquement à la rescousse de sa maîtresse vétérinaire, lorsque celle-ci soignait des chats rétifs ; le matou Shade s'interposa entre sa maîtresse et ses assaillants... ../..

(P246) ../.. Il est assez troublant d'entendre des perroquets employer les mots et les expressions du langage humain par lesquels on dit qu'on aime l'autre, qu'il s'agisse d'amitié ou d'amour. Lorsque je suis entré pour la première fois chez Sally, un choeur de petites voix m'a accueilli. Dans la pièce d'à côté, l'un des perroquets m'a lancé : "Bonjour, l'ami !", tandis que, dans celle où je me trouvais, Paco et Pascal bavardaient entre eux en anglais. Parmi les phrases qu'ils utilisaient, il y avait notamment celle-ci : "Oh! tu es tellement joli", et : "Je t'aime". ../..

Extraits du chapitre 9 : Un lieu où les êtres humains sont une nouveauté.

(P254) ../.. Dans certaines parties de l'Afrique, les vervets ont, paraît-il, un cri d'alarme différent selon qu'ils aperçoivent des êtres humains armés ou dépourvus d'armes.
La peur de l'homme est, cependant, un comportement appris. Lorsqu'une population d'animaux qui n'a encore jamais vu d'êtres humains finit par en rencontrer, sa première réaction n'est pas de fuir, mais d'examiner les nouveaux venus. En outre, dans les trop rares contrées où l'homme s'est rigoureusement abstenu de chasser les animaux, ce comportement de curiosité persiste. ../..

(P254) ../.. Dans les rares régions de la planète où l'homme constitue encore une nouveauté, les visiteurs ont donc la possibilité de comprendre ce que l'on ressent quand on est soi-même un objet d'étude. J'ai personnellement vécu ce genre d'expérience lorsque j'ai pénétré dans une zone reculée et inaccessible de la forêt tropicale en Afrique centrale. Si j'estime utile de rapporter cette histoire ici, c'est parce qu'elle m'a permis d'observer un phénomène extrêmement rare : la nature sans l'homme. Et, ce qui la rend plus pertinente encore dans le cadre de ce livre, elle m'a permis d'apercevoir un certain nombre des diverses formes sous lesquelles l'intelligence se manifeste dans la nature. ../..

(P264) ../.. Tandis que nous avancions dans l'un de ces sentiers, Joachine, l'un de nos guides pygmées, s'arrêta brusquement. Les buissons bordant le sentier s'écartèrent, laissant passer un gorille mâle en train d'exécuter une charge. Tout aussi soudainement, le grand mâle stoppa net, et se mit à nous contempler. Par la suite, nous avons souvent été témoins de scènes de contemplation par les grands singes. En fait, dans nos rencontres avec une quinzaine de groupes de gorilles au cours de notre expédition, nous n'avons vu que deux charges à demi exécutées. Celles-ci représentaient peu de chose comparées aux charges terrifiantes que de nombreux autres explorateurs ont essuyées ailleurs en Afrique ; aussi avons-nous fini par qualifier ces gorilles de "pacifistes de Ndoki".
Comme de nombreux autres animaux qui nous regardèrent avancer avec l'air complètement ébahi, les gorilles paraissaient ne pas savoir que penser de ces envahisseurs venus d'ailleurs. Nous étions manifestement des primates, plus gros que des chimpanzés et d'assez grande taille - selon les normes en vigueur chez les gorilles -, mais certainement moins musclés que les gorilles les plus chétifs. Tandis qu'ils exécutaient leur charge qui tournait court, nous pouvions presque les voir se dire : "Ah ! voilà des primates qui pénètrent dans mon territoire ; mieux vaut les charger... Mais, au fait, qu'est-ce que c'est que ces créatures ? Pourquoi est-ce que je les charge ?" ../..

(P269) ../.. Cette fois-ci, c'est un groupe de grands animaux qui s'avança vers nous dans un impressionnant fracas et, un instant, j'éprouvai la panique de la proie chassée.
Mais ce sentiment s'évanouit dès que nous vîmes les auteurs de ce vacarme émerger des buissons : c'était une très nombreuse bande de chimpanzés. Les grands singes s'arrêtèrent net. L'excitation de la chasse fit place à un étonnement sans bornes. A l'évidence, ils découvraient quelque chose d'absolument inconnu. Ils commencèrent à se dandiner, à balancer les bras, à s'appeler les uns les autres et, parfois, à jeter des branches dans notre direction. Des petits essayèrent bravement de s'approcher de nous, mais ils furent vite rappelés en arrière par leurs mamans protectrices. Dans les branches qui nous surplombaient, un très vieux chimpanzé à la fourrure toute blanche nous contemplait, la mâchoire pendante d'ébahissement. L'idée me vint que peut-être les autres chimpanzés se tourneraient ensuite vers lui pour obtenir une explication sur ces visiteurs d'un autre monde.
Au moins vingt-cinq grands singes nous criaient dessus de toute part. De notre côté, nous conservions une pose étudiée, faisant comme si de rien n'était. Nous évitions tout mouvement brusque : dès qu'il nous en échappait un, cela suscitait de nouveaux cris parmi les chimpanzés, mais ils ne tentèrent jamais de s'enfuir ni de nous attaquer. Dans la forêt tropicale du reste de l'Afrique, les chimpanzés sauvages ne réagissent pas ainsi face aux êtres humains. Pendant plus de deux heures, les grands singes, complètement fascinés, nous tournèrent autour, s'approchant parfois à quelques mètres seulement de nous.
Plus tard, Michael Fay déclara que cet épisode avait représenté le summum de son expérience des animaux sauvages durant ces quatorze années en Afrique. Quant à moi, ce fut le moment le plus extraordinaire de toute ma vie. Pour les chimpanzés qui nous entouraient, cette découverte des êtres humains a sans doute constitué l'équivalent d'une 'Rencontre du troisième type'. Ils avaient commencé tout leur tohu-bohu par des cris de menace ou de peur, mais certains semblèrent ensuite émettre ces ululements qu'emploient les chimpanzés pour se saluer. J'aimerais croire qu'au moins certains d'entre eux souhaitèrent la bienvenue à ces êtres étrangers à leur forêt qui ressemblaient à des grands singes. ../..

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