21 février 2013

Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld

Une saison de machettes
Récits
de Jean Hatzfeld

Avec Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Jean Hatzfeld avait recueilli les récits des rescapés Tutsis du génocide rwandais. Après de longs séjours sur place, dans la prison où ils étaient enfermés et jugés, il fait maintenant parler les acteurs Hutus de ce génocide. En l'occurrence une bande d'amis : cultivateurs, instituteurs, commerçants, qui, comme ils disent, sont allés "au boulot" ensemble, à horaires réguliers. Des hommes qui ont, pendant plusieurs semaines, systématiquement "coupé" leurs "avoisinants", avec la claire idée de les faire totalement disparaître. Ils parlent ici de façon directe, sans souci d'atténuer leur responsabilité. Ils racontent les monstres qu'ils ont été et, de façon ahurissante, les hommes ordinaires qu'ils étaient avant et qu'ils espèrent nous faire croire être redevenus. Jamais aucun "génocidaire" du siècle n'a témoigné ainsi, ce qui fait d'Une saison de machettes un livre exceptionnel, unique, d'une force sans exemple.

Une saison de machettes, Jean Hatzfeld, Editions du Seuil, 2005, 300 pages

A propos de l'auteur

Jean Hatzfeld est journaliste et écrivain. Il a séjourné plusieurs mois au Rwanda depuis le génocide et plus précisément sur les collines de Nyamata où il a recueilli les témoignages des rescapés puis publié "Dans le nu de la vie". Il est l'auteur de "L'air de la guerre" et "La guerre au bord du fleuve".

Le sommaire

- De bon matin
- L’organisation
- Les trois collines
- La première fois
- Une bande
- L’apprentissage
- L’esprit de groupe
- Le goût et le dégoût
- Le passage à l’acte
- Travaux des champs
- Un génocide de proximité
- Les punitions
- La pause des tôles
- Les pillages
- Un huis clos
- La fête au village
- La disparition des réseaux
- Les femmes
- A la recherche du juste
- Les connaissances
- Les murs du pénitencier
- Les souffrances
- Des gars en bonne forme
- Et Dieu dans tout ça ?
- Un banc sous un acacia
- Remords et regrets
- Joseph-Désiré Bitero
- Les encadreurs
- Derrière les moudougoudou
- La vie reprend
- Les marchandages du pardon
- Les pardons
- Une allure haute
- La haine, les Tutsis
- Une tuerie surnaturelle
- Des mots pour ne pas le dire
- La mort dans le regard
Appendices
- Biographies et jugements
- Glossaire
- Chronologie
- Carte du Rwanda
- Carte de la commune de Nyamata

Pour en savoir plus

- Ce lien pour feuilleter le livre
- Les Editions du Seuil
- Dans le nu de la vie, de Jean Hatzfeld
- Génocidé, de Révérien Rurangwa
- La fleur de Stéphanie, d'Esther Mujawayo et Souâd Belhaddad
- Cette playlist de vidéos sur le génocide au Rwanda en 1994

Extraits choisis

Chapitre : L'organisation

(p15) Pancrace : Le premier jour, un messager du conseiller communal est passé dans les maisons pour nous convoquer à un meeting sans retard. Là, le conseiller nous a annoncé que le motif du meeting était la tuerie de tous les Tutsis sans exception. C'était simplement dit, c'était simple à comprendre.
On a donc seulement demandé à haute voix des détails sur l'organisation. Par exemple, comment et quand il fallait commencer, puisqu'on n'était pas habitués à cette activité, et par où aussi, puisque les Tutsis s'étaient échappés de tous côtés. Il y en a même qui ont demandé s'il y avait des préférences. Le conseiller a répondu sévèrement : "Il n'y a pas à demander par où commencer ; la seule organisation valable, c'est de commencer droit devant dans les brousses, et tout de suite, sans plus s'attarder derrière des questions."

(p16) Adalbert : ../.. Par après ce sont les jeunes les plus courageux qui sont devenus chefs. Ceux qui ordonnaient sans hésitation et marchaient de grands pas. Moi, je me suis fait chef pour les cohabitants de Kibungo dès le premier jour. Auparavant j'étais chef de la chorale de l'église ; je suis devenu de la sorte un chef authentique, si je puis dire. Les cohabitants se sont accordés sur moi sans anicroche.
On se plaisait ensemble au sein de la bande, on s'accordait sur les activités nouvelles, on décidait où l'on allait travailler sur place, on s'épaulait en camarades. Si quelqu'un présentait une petite excuse, on se proposait de prendre sa part de boulot pour cette fois. Ce n'était pas une organisation bien apprêtée, mais elle était respectée et consciencieuse.

Chapitre : Le goût et le dégoût

(p54) Pio : On ne voyait plus des humains quand on dénichait des Tutsis dans les marigots. Je veux dire des gens pareils à nous, partageant la pensée et les sentiments consorts. La chasse était sauvage, les chasseurs étaient sauvages, le gibier était sauvage, la sauvagerie captivait les esprits.
On n'était pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare. Cette vérité n'est pas croyable pour celui qui ne l'a pas vécue dans ses muscles. Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante : et ça nous accommodait. ../..

(p55) Pancrace : ../.. Tuer, c'est très décourageant si tu dois prendre toi-même la décision de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes dans l'avenir, tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne.

(p55) Alphonse : L'homme peut s'accoutumer à tuer, s'il tue sans s'arrêter. Il peut même se convertir en animal sans y prêter attention. Il y en a qui se menaçaient entre eux, quand ils n'avaient plus de Tutsis sous la machette. Sur leur visage, on devinait le besoin de tuer. ../..

(p56) Jean : Un garçon, qui avait assez de forces dans les bras pour tenir fermement la machette, si son frère ou son père l'emmenait dans le groupe, il imitait et s'accoutumait à tuer. L'âge ne le gênait plus. Il s'habituait au sang. Ça devenait une activité ordinaire, puisqu'elle était celle de nos aînés et de tout le monde. ../.

(p58, les dernières lignes du chapitre) Léopord : Puisque je tuais souvent, je commençais à sentir que ça ne me faisait rien. Je ne saisissais pas de plaisir, je savais que je ne serais pas puni, je tuais sans conséquences, je m'adaptais sans problème. Je partais le matin sans gêne, j'étais pressé d'aller, je voyais que le travail et le résultat étaient bénéfiques pour moi, c'est tout.
Pendant les tueries, je ne considérais plus rien de particulier dans la personne tutsie, sauf qu'elle devait être supprimée. Je précise qu'à partir du premier monsieur que j'ai tué jusqu'au dernier, je n'ai regretté personne.

Chapitre : Les pillages

(p98) Léopord : On commençait la journée par tuer, on terminait la journée par piller. C'était la règle de tuer à l'aller, et de piller au retour. On tuait en équipée, on pillait chacun pour soit ou par petits groupes d'amitié. Sauf les boissons et les vaches, qu'on se plaisait à partager. Et bien sûr les parcelles, qui se discutaient avec les encadreurs. Moi, en tant que chef de secteur, j'avais obtenu une vaste parcelle fertile, que j'escomptais semer quand tout serait fini.
Ceux qui tuaient beaucoup avaient moins de temps pour piller ; mais comme on les craignait, ils se rattrapaient par leur force. Personne ne se trouvait avantagé, personne ne se trouvait volé.
Celui qui ne pouvait piller, parce qu'il devait s'absenter, ou parce qu'il se sentait lassé par tout ce qu'il avait fait, il pouvait envoyer son épouse. On voyait des femmes qui fouillaient dans les maisons. Elles se risquaient jusque dans les marais, pour dénouer les pagnes des malheureuses qui venaient d'être tuées. Ça pillait tout, les bassines, les tissus, les cruches, les images pieuses, les images de mariage : partout, dans les maisons, dans les écoles, sur les morts.
Ça pillait les vêtements sanglants sans crainte des lavages. Ça pillait dans les culottes à cause des cachettes d'argent. Sauf dans l'église toutefois, à cause des pourritures de cadavres oubliés depuis le massacre du premier jour.

Chapitre : Et Dieu dans tout ça ?

(p159) Adalbert : Le samedi après la chute de l'avion, c'était jour de répétition routinière de la chorale, à l'église de Kibungo. Nous avons chanté des cantiques en bonne entente avec nos compatriotes tutsis, nos voix s'entremêlaient encore en choeur. Le dimanche matin, nous sommes revenus pour la messe, à l'heure dite ; eux ne sont pas arrivés. Ils s'étaient déjà enfuis dans les brousses de peur de représailles. Ils avaient poussé devant eux leurs vaches et leurs chèvres. Ça nous a grandement frustrés, surtout un dimanche. La colère nous a bousculés à la porte de l'église. Nous avons laissé le Seigneur et nos prières à l'intérieur, pour rebrousser chemin vers nos maisons à grands pas. Nous avons échangé nos vêtements endimanchés contre les vêtements des champs, nous avons saisi des machettes et des massues. Nous sommes partis directement en tuerie.
Dans les marais, j'ai été nommé chef des tueries parce que j'ordonnais intensément. Dans les camps du Congo pareil. En prison, j'ai été nommé chef charismatique parce que je chantais intensément. Je me plaisais dans les alléluias. Je me sentais balancé de bon coeur entre ces strophes joyeuses. J'aimais sans faiblir l'amour de Dieu. ../..

(p160) Alphonse : Le jeudi, quand on est entrés dans l'église de N'tarama, les gens se tenaient couchés dans la pénombre. Les blessés visibles entre les bancs ; les valides dissimulés sous les bancs ; les morts dans les travées jusqu'au bas de l'autel. Ce n'est que nous qui faisions du tapage.
Eux ils attendaient la mort dans le calme de l'église. Pour nous, ça n'avait plus d'importance de nous trouver dans une maison de Dieu. On a vociféré, on a blagué, on a ordonné, on a insulté. Et on a vérifié personne par personne, en inspectant les visages, pour achever tout le monde consciencieusement. Si on avait un doute sur l'agonie d'un participant, on traînait son corps dehors pour l'inspecter à la lumière du ciel.
Moi, j'avais été sincèrement baptisé catholique mais je sentais préférable de ne pas prier traditionnellement pendant ces tueries. Il n'y avait rien à demander à Dieu quant à ces saletés. Toutefois, pour rattraper le sommeil de certaines nuits, je n'ai pas pu m'empêcher de me prosterner en cachette et atténuer, en timides pardons, des craintes ténébreuses.

(p162) Ignace : Les prêtres blancs s'étaient enfuis aux premières escarmouches. Les prêtres noirs étaient devenus des tueurs ou des tués. Dieu gardait le silence et les églises puaient des cadavres qu'on avait délaissés dedans. La religion ne trouvait pas sa place dans nos activités. Nous n'étions plus des chrétiens ordinaires pour une petite période, nous devions oublier nos devoirs appris dans le catéchisme. Il nous fallait donc d'abord obéir aux chefs. Et à Dieu seulement par la suite, très longtemps après, pour se confesser et faire pénitence ; quand le boulot serait terminé.

(p163) Elie : ../.. Une fois, on a déniché une petite assemblée de Tutsis dans les papyrus. Ils attendaient les coups de machette avec des prières. Ils ne nous suppliaient pas, ils ne nous demandaient pas grâce ou seulement de leur éviter la souffrance. Ils ne nous adressaient rien. Ils ne semblaient même pas s'adresser au ciel. Ils priaient et psaumaient entre eux. On s'est moqué, on a rigolé de leurs amen, on les a nargués sur la gentillesse du Seigneur, on a blagué sur le paradis qui les attendait. Ça nous a encore plus chauffés. Maintenant le souvenir de ces prières me tiraille trop le coeur.

(p164) Léopord : On ne considérait plus les Tutsis comme des humains, ni même comme des créatures de Dieu. On avait cessé de considérer le monde comme il est, je veux dire comme une volonté de Dieu.
Raison pour laquelle ça nous était aisé de les supprimer. Raison pour laquelle ceux d'entre nous qui priaient en cachette le faisaient pour eux, jamais pour leurs victimes. Ils priaient pour demander qu'on oublie un peu leurs crimes, ou qu'on leur accorde un petit pardon, et ils retournaient dans le marigot au matin. ../..

(p167, les dernières lignes du chapitre) Léopord : A force de bien tuer, de bien manger, de bien accaparer, on se sentait tellement gonflés d'importance qu'on se fichait bien de la présence de Dieu. Ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs retardataires. Il y en a qui prétendent aujourd'hui qu'ils ont adressé des prières pendant les tueries. Ils mentent, personne n'a même jamais entendu un Ave Maria et consorts, ils essaient seulement de resquiller devant leurs collègues dans la file du repentir.
En vérité, on pensait qu'on pouvait désormais se débrouiller sans Dieu. La preuve, on tuait même le dimanche sans même s'en apercevoir. Voilà tout.

Chapitre : La mort dans le regard

(p270-p271, les dernières lignes du chapitre) Alphonse : Des fauteurs racontent que nous étions transformés en bêtes sauvages. Qu'on était aveuglés par la férocité. Qu'on avait enfoui notre civilisation sous des branchages ; raison pour laquelle il nous est impossible de trouver des mots concordants pour en parler convenablement.
Voilà une blague pour égarer la vérité. Je peux dire ceci : en dehors des marais, notre vie se présentait très ordinaire. On chantonnait sur le sentier, on buvait des Primus ou de l'urwagwa, c'était au choix de l'abondance. On conversait de notre bonne fortune, on savonnait nos salissures de sang dans la cuvette, on se réjouissait les narines devant les marmites. On se réjouissait de la nouvelle vie qui allait commencer en mâchonnant des cuisseaux de vache. On se chauffait la nuit sur nos épouses et on sermonnait les enfants turbulents. Même si on ne se contentait pas d'attendrissements comme auparavant, on était friands de bons sentiments.
C'étaient des jours très ressemblants comme je vous l'ai dit. On endossait les vêtements des champs. On s'échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s'envoyait des blagues sur des filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s'échangeait des tricheries, on rigolait des "merci" des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.
On multipliait toutes sortes d'occupations humaines sans anicroches, à condition de s'adonner aux tueries dans la journée, évidemment.
A la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d'avoir raté. On était découragés de ce qu'on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n'était fatigués de rien.

Jean Hatzfeld, émission "Un livre, un jour"


(PS. J'ai classé par défaut ce livre dans cette rubrique car je n'en ai aucune pour ce thème.)


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