"Quelque chose va mourir, qui méritait d’être défendu... "
Qui ne s’est senti partagé entre l’admiration et l’inquiétude, la nostalgie et la colère, le rêve ou l’action ? Le tigre est en voie de disparition, comme la plupart des animaux sauvages. Cette extinction confirme que la nature est à l’agonie. Ecrire encore des romans dans un monde qui meurt, n‘est-ce pas "chanter tandis que Rome brûle" ?
L’Adieu au tigre n’est pas seulement une tentative de roman à la poursuite d’un tigre déjà presque aussi mythique que la baleine blanche ou le Graal, mais aussi la chronique documentée d’une disparition, un récit de voyages dans une Inde qui perd ses vaches, ses tigres et son identité, un pamphlet rageur et misanthropique contre l’humanité, les souvenirs d’une enfance enchantée autant que dévoyée par les mots et les images. Divers animaux jalonnent ce parcours sinueux, descente et remontée du temps, confession, imprécation. L’adieu au tigre, est-ce la forme absolue de l’adieu ?
L'Adieu au tigre, Armand Farrachi, Editions IMHO, 2008, 176 pages
A propos de l'auteur
Armand Farrachi a publié des romans (La dislocation, Stock, 1974, Descendance, Stock, 1982, Sermons aux pourceaux, Zulma, 1997, Aux yeux des morts, Exils, 2002, Bach, dernière fugue, Gallimard, 2004…), des essais littéraires (La part du silence, Barrault, 1984, Rousseau ou l’état sauvage, PUF, 1997), ou des pamphlets dans le domaine de l’écologie politique (Les Ennemis de la Terre, Exils, 1999, Les poules préfèrent les cages, Albin Michel, 2000, Petit lexique d’optimisme officiel, Fayard, 2007). Il tente dans L’Adieu au tigre une synthèse des genres et des styles en s’impliquant personnellement.
Pour en savoir plus
- Une semaine chez les ours, d'Armand Farrachi
- Les poules préfèrent les cages, d'Armand Farrachi
- Chasse à courre, la loi du saigneur, un texte d'Armand Farrachi
Extrait de "L'Adieu au tigre"
En 1977, la galerie orientale du British Museum consacrait une exposition aux peintures et estampes japonaises, en particulier aux écoles Ganku et Buncho. Deux souvenirs m’en restent : le blanc d’un immense rouleau frémissant d’un vol de grues en quelques coups de pinceau, et un portrait de tigre dont la reproduction servait d’affiche, acquise, faute de grues, à la boutique du musée, et entrée sous cette forme dans mon univers familier. Il a fallu renoncer à retrouver l’apparence de l’original, sa dimension, sa nature, rouleau, estampe ou autres, soit dans mon souvenir soit même dans les ouvrages où je l’ai vainement et sans doute insuffisamment cherchée depuis, contrairement aux grues d’encre dont ma mémoire privée de documents a dû garder l’empreinte. Chaque soir, donc, chaque nuit, chaque matin, en ouvrant les yeux ou avant de les fermer, j’ai vu cette créature silencieuse fixer le plafond ou quelque mystérieux et lointain empyrée au delà des cloisons, car voilà trente ans qu’accrochée dans ma chambre elle veille sur mon sommeil ou le menace.
Qui ne s’est senti partagé entre l’admiration et l’inquiétude, la nostalgie et la colère, le rêve ou l’action ? Le tigre est en voie de disparition, comme la plupart des animaux sauvages. Cette extinction confirme que la nature est à l’agonie. Ecrire encore des romans dans un monde qui meurt, n‘est-ce pas "chanter tandis que Rome brûle" ?
L’Adieu au tigre n’est pas seulement une tentative de roman à la poursuite d’un tigre déjà presque aussi mythique que la baleine blanche ou le Graal, mais aussi la chronique documentée d’une disparition, un récit de voyages dans une Inde qui perd ses vaches, ses tigres et son identité, un pamphlet rageur et misanthropique contre l’humanité, les souvenirs d’une enfance enchantée autant que dévoyée par les mots et les images. Divers animaux jalonnent ce parcours sinueux, descente et remontée du temps, confession, imprécation. L’adieu au tigre, est-ce la forme absolue de l’adieu ?
L'Adieu au tigre, Armand Farrachi, Editions IMHO, 2008, 176 pages
A propos de l'auteur
Armand Farrachi a publié des romans (La dislocation, Stock, 1974, Descendance, Stock, 1982, Sermons aux pourceaux, Zulma, 1997, Aux yeux des morts, Exils, 2002, Bach, dernière fugue, Gallimard, 2004…), des essais littéraires (La part du silence, Barrault, 1984, Rousseau ou l’état sauvage, PUF, 1997), ou des pamphlets dans le domaine de l’écologie politique (Les Ennemis de la Terre, Exils, 1999, Les poules préfèrent les cages, Albin Michel, 2000, Petit lexique d’optimisme officiel, Fayard, 2007). Il tente dans L’Adieu au tigre une synthèse des genres et des styles en s’impliquant personnellement.
Pour en savoir plus
- Une semaine chez les ours, d'Armand Farrachi
- Les poules préfèrent les cages, d'Armand Farrachi
- Chasse à courre, la loi du saigneur, un texte d'Armand Farrachi
Extrait de "L'Adieu au tigre"
En 1977, la galerie orientale du British Museum consacrait une exposition aux peintures et estampes japonaises, en particulier aux écoles Ganku et Buncho. Deux souvenirs m’en restent : le blanc d’un immense rouleau frémissant d’un vol de grues en quelques coups de pinceau, et un portrait de tigre dont la reproduction servait d’affiche, acquise, faute de grues, à la boutique du musée, et entrée sous cette forme dans mon univers familier. Il a fallu renoncer à retrouver l’apparence de l’original, sa dimension, sa nature, rouleau, estampe ou autres, soit dans mon souvenir soit même dans les ouvrages où je l’ai vainement et sans doute insuffisamment cherchée depuis, contrairement aux grues d’encre dont ma mémoire privée de documents a dû garder l’empreinte. Chaque soir, donc, chaque nuit, chaque matin, en ouvrant les yeux ou avant de les fermer, j’ai vu cette créature silencieuse fixer le plafond ou quelque mystérieux et lointain empyrée au delà des cloisons, car voilà trente ans qu’accrochée dans ma chambre elle veille sur mon sommeil ou le menace.
Armand Farrachi, écrivain, est aussi vice-président de la CVN (Convention Vie et Nature pour une écologie radicale)
Le tigre, animal emblématique, supporte à lui seul à peu près toutes les causes d’extinction des espèces. Sur les 8 espèces de tigres, 3 ont déjà disparu (le tigre de Java, de Bali, de la Caspienne), 2 autres (en Sibérie, en Chine) en prennent le chemin. L’Inde est désormais le seul pays du monde où l’on peut encore en voir en liberté. Les affiches publicitaires et les guides touristiques ne manquent d’ailleurs pas de le faire savoir, attirant chaque année 80.000 touristes dans les parcs nationaux. Mais la plupart reviennent déçus, convaincus que l’animal est au mieux un mythe, au pire un attrape-nigauds. Malheureusement, l’actualité risque de leur donner raison.
L’Inde revendique 3.000 tigres répartis en 29 parcs nationaux et 75 réserves spécifiques. Vérifie qui peut, et gare à qui en doute ! Car on peut craindre que ce chiffre officiel ne soit très exagéré. Le tigre est menacé par la déforestation qui le prive d’habitat, le manque de proies qui l’affame, la fragmentation des territoires qui l’empêche de se reproduire. Interdit à la chasse depuis 1970, il paie de plus un exorbitant tribut au braconnage. En cas d’attaque sur le bétail, les paysans empoisonnent les mares. Des montagnes d’os sont destinées à l’Extrême-Orient, où la médecine traditionnelle leur prête des vertus thérapeutiques (rhumatismes, cancer, typhoïde, malaria…). Un pénis séché coûte 1.000$. Dilué dans de l’alcool, il promet 6 relations sexuelles par nuit, qui donneront naissance à 4 garçons. Le crâne, sur un toit, chasse les cauchemars. Les dents et les griffes servent de porte-bonheur, la peau de descente de lit aux nouveaux riches. Voilà à quelles nécessités supérieures, on sacrifie un trésor naturel tel que le tigre !
Il va de soi qu’on ne compte pas les tigres en les alignant deux par deux. On procède généralement par relevés d’empreintes, calculs de territoires, avec recours à la probabilité et aux statistiques. Comme l’écrit Ullas Kanthar, directeur de L’Indian Wildlife Conservation : ”J’ai rapidement découvert que le census numérique (ou comptage), malgré son exactitude apparente, est d’une valeur à peu près nulle.”(1). Il permet surtout de répondre aux questions des touristes avec une rassurante précision. Mais publier, comme je le lis, que dans les Sunderbans, milieu particulièrement fermé, on comptait en 2004 83 mâles, 133 femelles et 33 jeunes relève de la fantaisie, voire du fantasme, sinon de la supercherie. D’après des informations recueillies sur place auprès d’écologues et de naturalistes indiens, l’état des milieux n’autorise guère plus de 1.000 tigres. Avec la recrudescence du braconnage, ce chiffre pourrait être réduit de moitié. Même en évaluant les effectifs à 800, hypothèse optimiste, on est loin du compte officiel (2). S’il est vrai que l’Inde abrite le tiers de la population mondiale de tigres, c’est qu’il en reste à peine 2.000 en liberté dans le monde, dans des territoires fractionnés et dégradés ; c’est qu’il n’y aura plus bientôt qu’une population résiduelle et, d’ici quelque temps, un souvenir.
En 1972, le Tiger Project International et les mesures radicales et autoritaires prises par Indira Gandhi (interdiction de la chasse, création de réserves, déplacements de population...) permirent d’enrayer le déclin de l’espèce et de faire remonter les effectifs. Mais, outre que la pression humaine ne cesse d’augmenter, la tragique disparition du clan Gandhi et les dispositions libérales qui ont bientôt suivi ont considérablement limité les lois protectrices des années 70. Désormais tous les points de vue et intérêts sont confrontés, discutés, négociés, conciliés, différés, quand le tigre a besoin de mesures tranchées et rapides qui répugnent aux démocraties. Depuis 1993, les braconniers reprennent, si l’on peut dire, du poil de la bête.
La Tiger reserve de Sariska, au Rajhastan, estimait en 2000 sa population à 25 individus. En 2004, à zéro, les braconniers ayant fini par avoir la peau du dernier. L’affaire a fait grand bruit, car le sujet est sensible et ce désastre pointe la défaillance des autorités. La conséquence prévisible, c’est que les touristes boudent maintenant Sariska : les hôtels se vident, les commerces périclitent, les petits métiers désertent, l’économie locale s’effondre. Voilà ce qu’on ne souhaite pas voir se généraliser, alors que beaucoup a été investi dans le secteur touristique. Avouer que les effectifs du tigre sont en chute libre, c’est comme avouer que le Taj Mahal tombe en ruine.
La Tiger Réserve de Buxa, au Bengale, à la frontière du Bouthan, passait pour l’une des plus riches du pays, et des moins visitées, à cause de sa difficulté d’accès, du manque d’hébergement, des sangsues et des tiques. On y annonçait naguère 90 tigres, chiffre qui tomba bientôt à 44 et, récemment, à 25. De 1989 à 1995, si Buxa Duar continue d’en revendiquer une trentaine, le cerf tacheté, sa proie, passe bizarrement de 78 à 480, le sanglier de 260 à 2.600. On ne dispose plus aujourd’hui d’informations chiffrées. Apparemment, en matière de tigres, au-dessous de 25 on ne compte plus. J’étais à Buxa Duar au printemps dernier. Non seulement je n’y ai vu aucun tigre, mais encore aucune empreinte, aucune griffure, aucun indice de présence, ni même de proie potentielle. En revanche, les vaches y déambulent librement, ce qu’aucun propriétaire ne laisserait faire s’il y avait le moindre risque. Les guides finirent par admettre que personne n’en avait vu depuis des années et, à dire vrai, qu’il n’y en avait plus.
Buxa et Sariska ne sont malheureusement pas des cas isolés. Selon Valmik Thapar (3), une douzaine de réserves ont déjà perdu tous leurs tigres. A Rathambore, le chiffre fatidique de 25 vient d’être atteint. On peut s’attendre au pire. Que se passe-t-il à Manas, en Assam, où l’on parle de fermeture ? Et à Periyar, au Kerala, où l’on trouve des peaux fraîches jusque dans les voitures de police ? Pourquoi plus personne n’en voit-il depuis longtemps à Jadalparah, au Bengale ? Les autorités reconnaissent qu’elles ont perdu le contrôle des zones du Nord-Est où sévissent des guérillas, des bandits, des conflits tribaux (4). Certes, les rebelles Naxalites prétendent que le tigre est plus en sécurité avec eux, mais ils ont besoin d’armes, et une dépouille commence à se négocier à 10.000$. Pour Valmik Thapar, d’ici 3 ou 4 ans, il n’y aura plus du tout de tigres en Inde.
Il faut donc le dire franchement. Continuer d’appeler Tiger reserves des sites où il n’y a plus un seul tigre ne relève pas de l’ignorance mais de la publicité mensongère. L’honnêteté commanderait de prévenir le voyageur souvent venu de loin pour cela qu’il n’en verra pas, même avec de la chance, dans la plupart des endroits qui, à défaut d’en promettre, en annoncent. Il existe pourtant des sites où la rencontre reste possible (en particulier à Kanha et Bandavghar, au Madhya Pradesh, si l’on y consacre le temps nécessaire). Mais pour combien de temps encore ? Car il va de soi que plus l’espèce se raréfie plus la pression s’accroît sur les rescapés, et sans qu’on attribue de moyens supplémentaires à leur protection. Décidément, les symboles nationaux, le tigre en Inde, le pygargue à tête blanche aux Etats-Unis, le kiwi en Nouvelle-Zélande ou le cèdre au Liban se portent mieux sur les billets de banque que dans la nature.
Certaines réserves ou ex-réserves de tigres sont peut-être parmi les plus beaux endroits du monde et méritent le détour. Mais savoir que le tigre peut surgir à tout moment ou, au contraire, qu’il ne le fera plus jamais, c’est comme vivre dans un monde désenchanté, comme entrer dans la maison d’un mort quand ses affaires y sont toujours.
Y a-t-il encore un remède ? Pour en vendre les "produits" à bas prix et tarir le braconnage, la Chine a commencé d’élever industriellement des tigres en batterie (5.000 aujourd’hui, 100.000 prévus en 2020 !) et dans des conditions à faire se dresser les cheveux sur la tête. Une seule certitude : au début du XXIème siècle, il n’y a plus pour le tigre d’issue heureuse.
(1) : K.Ullas Kanthar : One or two ? in Wildlife in India, Outlook Publishing, 2006.
(2) : Cette estimation (de 500 à 800) se voit confirmée au printemps 2007 aussi bien par M. Valmik Thapar que par la société indienne de protection de la nature. Le gouvernement indien, qui fait de la protection du tigre une "priorité nationale" a récemment reconnu (mai 21007) que les chiffres étaient gonflés et prépare...un nouveau comptage.
(3) : Directeur du parc de Rathambore, défenseur historique du tigre.
(4) : Rajesh Gopal, directeur du National Tiger Conservation Autority, à l'Hindustan Times du 23 mars 2007, et Tiger Task Force (même source), qui par ailleurs annonce crânement 3500 tigres, pas moins, au grand dam des connaisseurs, qui réclament un nouveau census !
Armand Farrachi, qui milite pour la protection de la faune sauvage, publie des ouvrages littéraires (Bach, dernière fugue, Gallimard 2004) aussi bien que des essais polémiques sur des sujets écologiques (Les Poules préfèrent les cages, Albin Michel, 2000 ; Petit lexique d’optimisme officiel, Fayard, 2007). Ces tendances pourraient se réunir dans son prochain livre, L’Adieu au tigre, dont cet article n’est pas un extrait.
Le tigre, animal emblématique, supporte à lui seul à peu près toutes les causes d’extinction des espèces. Sur les 8 espèces de tigres, 3 ont déjà disparu (le tigre de Java, de Bali, de la Caspienne), 2 autres (en Sibérie, en Chine) en prennent le chemin. L’Inde est désormais le seul pays du monde où l’on peut encore en voir en liberté. Les affiches publicitaires et les guides touristiques ne manquent d’ailleurs pas de le faire savoir, attirant chaque année 80.000 touristes dans les parcs nationaux. Mais la plupart reviennent déçus, convaincus que l’animal est au mieux un mythe, au pire un attrape-nigauds. Malheureusement, l’actualité risque de leur donner raison.
L’Inde revendique 3.000 tigres répartis en 29 parcs nationaux et 75 réserves spécifiques. Vérifie qui peut, et gare à qui en doute ! Car on peut craindre que ce chiffre officiel ne soit très exagéré. Le tigre est menacé par la déforestation qui le prive d’habitat, le manque de proies qui l’affame, la fragmentation des territoires qui l’empêche de se reproduire. Interdit à la chasse depuis 1970, il paie de plus un exorbitant tribut au braconnage. En cas d’attaque sur le bétail, les paysans empoisonnent les mares. Des montagnes d’os sont destinées à l’Extrême-Orient, où la médecine traditionnelle leur prête des vertus thérapeutiques (rhumatismes, cancer, typhoïde, malaria…). Un pénis séché coûte 1.000$. Dilué dans de l’alcool, il promet 6 relations sexuelles par nuit, qui donneront naissance à 4 garçons. Le crâne, sur un toit, chasse les cauchemars. Les dents et les griffes servent de porte-bonheur, la peau de descente de lit aux nouveaux riches. Voilà à quelles nécessités supérieures, on sacrifie un trésor naturel tel que le tigre !
Il va de soi qu’on ne compte pas les tigres en les alignant deux par deux. On procède généralement par relevés d’empreintes, calculs de territoires, avec recours à la probabilité et aux statistiques. Comme l’écrit Ullas Kanthar, directeur de L’Indian Wildlife Conservation : ”J’ai rapidement découvert que le census numérique (ou comptage), malgré son exactitude apparente, est d’une valeur à peu près nulle.”(1). Il permet surtout de répondre aux questions des touristes avec une rassurante précision. Mais publier, comme je le lis, que dans les Sunderbans, milieu particulièrement fermé, on comptait en 2004 83 mâles, 133 femelles et 33 jeunes relève de la fantaisie, voire du fantasme, sinon de la supercherie. D’après des informations recueillies sur place auprès d’écologues et de naturalistes indiens, l’état des milieux n’autorise guère plus de 1.000 tigres. Avec la recrudescence du braconnage, ce chiffre pourrait être réduit de moitié. Même en évaluant les effectifs à 800, hypothèse optimiste, on est loin du compte officiel (2). S’il est vrai que l’Inde abrite le tiers de la population mondiale de tigres, c’est qu’il en reste à peine 2.000 en liberté dans le monde, dans des territoires fractionnés et dégradés ; c’est qu’il n’y aura plus bientôt qu’une population résiduelle et, d’ici quelque temps, un souvenir.
En 1972, le Tiger Project International et les mesures radicales et autoritaires prises par Indira Gandhi (interdiction de la chasse, création de réserves, déplacements de population...) permirent d’enrayer le déclin de l’espèce et de faire remonter les effectifs. Mais, outre que la pression humaine ne cesse d’augmenter, la tragique disparition du clan Gandhi et les dispositions libérales qui ont bientôt suivi ont considérablement limité les lois protectrices des années 70. Désormais tous les points de vue et intérêts sont confrontés, discutés, négociés, conciliés, différés, quand le tigre a besoin de mesures tranchées et rapides qui répugnent aux démocraties. Depuis 1993, les braconniers reprennent, si l’on peut dire, du poil de la bête.
La Tiger reserve de Sariska, au Rajhastan, estimait en 2000 sa population à 25 individus. En 2004, à zéro, les braconniers ayant fini par avoir la peau du dernier. L’affaire a fait grand bruit, car le sujet est sensible et ce désastre pointe la défaillance des autorités. La conséquence prévisible, c’est que les touristes boudent maintenant Sariska : les hôtels se vident, les commerces périclitent, les petits métiers désertent, l’économie locale s’effondre. Voilà ce qu’on ne souhaite pas voir se généraliser, alors que beaucoup a été investi dans le secteur touristique. Avouer que les effectifs du tigre sont en chute libre, c’est comme avouer que le Taj Mahal tombe en ruine.
La Tiger Réserve de Buxa, au Bengale, à la frontière du Bouthan, passait pour l’une des plus riches du pays, et des moins visitées, à cause de sa difficulté d’accès, du manque d’hébergement, des sangsues et des tiques. On y annonçait naguère 90 tigres, chiffre qui tomba bientôt à 44 et, récemment, à 25. De 1989 à 1995, si Buxa Duar continue d’en revendiquer une trentaine, le cerf tacheté, sa proie, passe bizarrement de 78 à 480, le sanglier de 260 à 2.600. On ne dispose plus aujourd’hui d’informations chiffrées. Apparemment, en matière de tigres, au-dessous de 25 on ne compte plus. J’étais à Buxa Duar au printemps dernier. Non seulement je n’y ai vu aucun tigre, mais encore aucune empreinte, aucune griffure, aucun indice de présence, ni même de proie potentielle. En revanche, les vaches y déambulent librement, ce qu’aucun propriétaire ne laisserait faire s’il y avait le moindre risque. Les guides finirent par admettre que personne n’en avait vu depuis des années et, à dire vrai, qu’il n’y en avait plus.
Buxa et Sariska ne sont malheureusement pas des cas isolés. Selon Valmik Thapar (3), une douzaine de réserves ont déjà perdu tous leurs tigres. A Rathambore, le chiffre fatidique de 25 vient d’être atteint. On peut s’attendre au pire. Que se passe-t-il à Manas, en Assam, où l’on parle de fermeture ? Et à Periyar, au Kerala, où l’on trouve des peaux fraîches jusque dans les voitures de police ? Pourquoi plus personne n’en voit-il depuis longtemps à Jadalparah, au Bengale ? Les autorités reconnaissent qu’elles ont perdu le contrôle des zones du Nord-Est où sévissent des guérillas, des bandits, des conflits tribaux (4). Certes, les rebelles Naxalites prétendent que le tigre est plus en sécurité avec eux, mais ils ont besoin d’armes, et une dépouille commence à se négocier à 10.000$. Pour Valmik Thapar, d’ici 3 ou 4 ans, il n’y aura plus du tout de tigres en Inde.
Il faut donc le dire franchement. Continuer d’appeler Tiger reserves des sites où il n’y a plus un seul tigre ne relève pas de l’ignorance mais de la publicité mensongère. L’honnêteté commanderait de prévenir le voyageur souvent venu de loin pour cela qu’il n’en verra pas, même avec de la chance, dans la plupart des endroits qui, à défaut d’en promettre, en annoncent. Il existe pourtant des sites où la rencontre reste possible (en particulier à Kanha et Bandavghar, au Madhya Pradesh, si l’on y consacre le temps nécessaire). Mais pour combien de temps encore ? Car il va de soi que plus l’espèce se raréfie plus la pression s’accroît sur les rescapés, et sans qu’on attribue de moyens supplémentaires à leur protection. Décidément, les symboles nationaux, le tigre en Inde, le pygargue à tête blanche aux Etats-Unis, le kiwi en Nouvelle-Zélande ou le cèdre au Liban se portent mieux sur les billets de banque que dans la nature.
Certaines réserves ou ex-réserves de tigres sont peut-être parmi les plus beaux endroits du monde et méritent le détour. Mais savoir que le tigre peut surgir à tout moment ou, au contraire, qu’il ne le fera plus jamais, c’est comme vivre dans un monde désenchanté, comme entrer dans la maison d’un mort quand ses affaires y sont toujours.
Y a-t-il encore un remède ? Pour en vendre les "produits" à bas prix et tarir le braconnage, la Chine a commencé d’élever industriellement des tigres en batterie (5.000 aujourd’hui, 100.000 prévus en 2020 !) et dans des conditions à faire se dresser les cheveux sur la tête. Une seule certitude : au début du XXIème siècle, il n’y a plus pour le tigre d’issue heureuse.
(1) : K.Ullas Kanthar : One or two ? in Wildlife in India, Outlook Publishing, 2006.
(2) : Cette estimation (de 500 à 800) se voit confirmée au printemps 2007 aussi bien par M. Valmik Thapar que par la société indienne de protection de la nature. Le gouvernement indien, qui fait de la protection du tigre une "priorité nationale" a récemment reconnu (mai 21007) que les chiffres étaient gonflés et prépare...un nouveau comptage.
(3) : Directeur du parc de Rathambore, défenseur historique du tigre.
(4) : Rajesh Gopal, directeur du National Tiger Conservation Autority, à l'Hindustan Times du 23 mars 2007, et Tiger Task Force (même source), qui par ailleurs annonce crânement 3500 tigres, pas moins, au grand dam des connaisseurs, qui réclament un nouveau census !
Armand Farrachi, qui milite pour la protection de la faune sauvage, publie des ouvrages littéraires (Bach, dernière fugue, Gallimard 2004) aussi bien que des essais polémiques sur des sujets écologiques (Les Poules préfèrent les cages, Albin Michel, 2000 ; Petit lexique d’optimisme officiel, Fayard, 2007). Ces tendances pourraient se réunir dans son prochain livre, L’Adieu au tigre, dont cet article n’est pas un extrait.
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