Ils ont vu l'au-delà
60 histoires vraies et pourtant incroyables
de Pierre Bellemare
et Jean-Marc Epinoux
60 histoires vraies et pourtant incroyables
de Pierre Bellemare
et Jean-Marc Epinoux
Même si le hasard engendre parfois des coïncidences surprenantes, il arrive qu'il n'explique pas tout. Pour réunir les soixante histoires extraordinaires racontées ici, Pierre Bellemare et son équipe ont enquêté, vérifié les faits, interrogé protagonistes et témoins. C'est ce jeune couple de vacanciers qui rencontrent une voyante, dont toutes les prédictions se réaliseront au long de leur vie et qui, voulant la retrouver, s'apercevront qu'elle semble n'avoir jamais existé. C'est ce journaliste en mal de sensationnel, qui invente de bout en bout une rocambolesque histoire de chercheurs d'or... Histoire qui se révèlera par la suite entièrement exacte. C'est cette grand-mère décédée qui réapparaît à la naissance de chacun de ses petits-enfants, mais uniquement s'ils sont en bonne santé... Ces histoires sont arrivées à des gens qui pourraient être nos amis, nos voisins ou des membres de notre famille. Ils sont de bonne foi et sains d'esprit. Ils témoignent de l'inexplicable. A chacun de se forger son opinion.
Ils ont vu l'au-delà, Pierre Bellemare, Jean-Marc Epinoux, Editions LGF, 2000, 379 pages
Voir aussi, du même auteur : L'empreinte de la bête
Sommaire
Avertissement
Le scoop
Petit frère
Neuvaine
La vie en double
La dame d'en face
L'échelle sociale
Tatouages
L'albatros
Le théâtre de l'angoisse
Le corté
L'inconnue
Le stylo
Désordre dans la pharmacie
Visites
Le billet
L'étrange visite
Rencontre en mer
Chansons mortelles
La vocation de Stéphanie
Odeurs
Cailloux volants
Voyage périlleux
La voyante de Palma
Voitures folles
L'abbaye aux pendus
Mariages
La maison déchirée
Jeux d'enfants
Conan Doyle vous surveille
En attendant l'aurore
Fantômes à l'hôpital
Jour d'orage
La bague
La Banshee
L'ascenseur
L'homme qui regarde
L'hôtesse
Qui est là ?
Retour en arrière
Trompe-la-mort
Une mère inquiète
Le trésor des Templiers
Vengeance à Turin
Voyage posthume
Voir Naples et mourir
Une maison de rêve
Un bon Samaritain
Avis de décès
Une grand-mère attentionnée
La villa des monstres
Réveillon
Source intarissable
Meuble à céder
Malédiction
Danger d'incendie
Coïncidences
Farandole
Camarades
L'inspecteur prend l'air
Partir en fumée
L'avertissement, de Pierre Bellemare
En demandant aux auditeurs de Nostalgie de nous écrire pour nous raconter les aventures qu'ils avaient vécues, nous ne nous attendions certainement pas à recevoir autant de lettres évoquant des phénomènes paranormaux.
Surpris par ce déferlement d'histoires extraordinaires, nous nous sommes efforcés de faire la part de l'excentricité et de la sincérité.
Dans la plupart des récits que vous allez lire, le témoin est seul à ressentir ou à voir ce qu'il voit, il fallait donc que nous soyons sûrs de sa bonne foi. Nous avons pour chaque témoignage mené une enquête, interrogé lorsque c'était possible la famille, contrôlé l'authenticité des lieux. Pour les histoires se situant dans un passé plus lointain, nous avons vérifié les sources et retenu les événements qui avaient été relatés par des journaux d'information générale.
Après avoir accompli ce travail, voici la conclusion à laquelle nous sommes parvenus : les 60 histoires que vous allez découvrir ne sont pas l'oeuvre de farceurs ou de déséquilibrés, elles sont arrivées à des gens normaux dans leur vie quotidienne.
Pour le reste, chacun reste libre de se forger sa propre conviction.
Pierre Bellemare
Nous sommes à bord du Santos, un des поmbreux navires qui ont participé aux expéditions polaires, dans les années 50. On se dirige vers les côtes du Groenland. La mer est chargée de реtits icebergs. Il faut naviguer avec beaucoup de ргudence.
- Si nous traînons trop par ici, nous risquons de nous faire coincer par les glaces.
- Commandant, avez-vous remarqué tous ces albatros qui nous survolent ? A votre avis, ça peut faire combien d'envergure ?
- A vue de nez, plus de trois mètres. D'ailleurs demandez au médecin de bord, le docteur Ménigaud. Il est passionné par ces oiseaux et il accumule une documentation sur eux depuis plus de trois ans. Il vous donnera tous les détails.
Justement le docteur Ménigaud arrive sur la passerelle :
- Je crois que ce sont de très beaux spécimens qui nous rendent visite. Regardez ces ailes blanches bordées de noir. Croyez-vous qu'il soit possible d'en capturer un vivant ?
- Pourquoi pas ?
L'équipage mis au courant se creuse l'esprit pour inventer un piège qui permette de saisir un de ces oiseaux merveilleux. Mais les marins le mettent en œuvre sans enthousiasme. Beaucoup d'entre eux sont bretons et pour eux l'albatros est synonyme de "malchance".
- Ça y est, commandant, nous en tenons un.
Le commandant Lameyrie jette un coup d'oeil par-dessus le bastingage. En bas, dans les vagues, un albatros de bonne taille se débat en effet dans un filet où les poissons offerts par l'équipage l'ont amené à s'empêtrer.
- Prévenez le docteur et hissez cet oiseau à bord.
Un vieux quartier-maître proteste en mâchonnant sa pipe :
- On ne devrait pas prendre cette bestiole. Il n'en sortira rien de bon.
Et discrètement il fait un signe de croix avant de donner la main pour tirer le filet jusqu'au pont. Ménigaud se précipite pour examiner de plus près le bel oiseau mais il ne peut s'empêcher de marquer sa déception :
- Quel dommage ! Il est blessé. On dirait qu'il a une aile brisée ! Bon, essayez de l'amener jusqu'à ma cabine. Je vais m'occuper de lui.
Pendant quelques jours, Ménigaud prodigue ses soins au géant des mers. Il pose une attelle et lui donne lui-même les trois repas par jour qu'il estime nécessaires à la survie du volatile. Cependant il est un peu inquiet :
- Cette bestiole m'a l'air de filer un mauvais coton. Il devrait avoir plus d'appétit, normalement. Et ses déjections me semblent bizarres, comme s'il y avait du sang. C'est étrange, une aile cassée n'est pas un accident qui doive mettre sa vie en danger.
Un des officiers du bord remarque en plaisantant :
- Peut-être qu'il fait une dépression nerveuse.
- Arrêtez de dire des âneries. Non, ce que je crains, c'est qu'au moment de la capture il n'ait reçu un choc. Peut-être souffre-t-il d'une hémorragie interne, ou du moins d'un hématome.
- Vous savez, les albatros sont toujours en mouvement. C'est peut-être tout simplement l'immobilisation forcée qui lui crée des problèmes respiratoires ou digestifs.
Le destin du grand oiseau semble pourtant fixé par les dieux. Un matin, Ménigaud, en rendant visite à son hôte, s'écrie :
- Mais il est mort ! Quelle déception ! Moi qui comptais tellement l'observer vivant.
En effet, l'oiseau ne bouge plus. Peut-être le stress a-t-il provoqué une crise cardiaque ? Ménigaud, pendant plusieurs jours, fait l'autopsie de son prisonnier, prend des mesures, des photographies. Il demande à des marins de l'aider en mettant l'albatros dans toutes les positions. Personne ne plaisante en exécutant ces petits travaux.
- Bon, maintenant je ne peux plus rien en faire. Il n'y a qu'à rejeter sa carcasse à la mer. Le Goffic, tu veux bien t'en charger ?
- Vous auriez pu choisir quelqu'un d'autre, maugrée l'homme. Enfin, plus vite on sera débarrassé de cet oiseau de malheur, mieux on se portera.
Et voilà, quelques minutes plus tard, la grande carcasse raidie de l'albatros rejetée à la mer. Tous les marins disponibles regardent le corps sans vie flotter un moment au gré des vagues menaçantes. Quelques-uns font encore le signe de croix, à tout hasard. Le soir même on n'y pense plus. Enfin presque plus.
- Commandant, vite, il y a le quartier-maître Manélec qui n'a pas l'air d'aller bien.
- Prévenez le docteur. Qu'est-ce qu'il a exactement ?
- Des douleurs dans le ventre. Il transpire et il est d'une drôle de couleur.
- Dès qu'on en saura plus, j'essaierai d'alerter la côte par radio. S'il le faut, ils nous enverront un hélicoptère pour le récupérer.
Ménigaud, penché sur le pauvre Manélec, se sent bien incapable de diagnostiquer une quelconque maladie classique.
- Vous avez peut-être attrapé un virus. Vous étiez où avant de naviguer avec nous ?
- J'ai fait le tour du monde avec un céréalier. L'Afrique, l'Australie, le Canada, l'Amérique du Sud. Oh ! que j'ai mal. Vite, docteur, faites-moi une piqûre, j'ai trop mal.
Malgré la piqûre administrée par Ménigaud, avant qu'un hélicoptère ait pu être envoyé, Manélec expire.
- Je suis certain que c'est la malédiction de l'albatros, remarque un des marins.
- Allons, Chatrier, on est au XXe siècle ! C'est de la superstition pure et simple.
Superstition ou pas, Manélec est bien mort et très rapidement on procède à l'inhumation en mer. Simple cérémonie présidée par l'aumônier du bord. Le corps enveloppé d'un linceul glisse et va se perdre dans les abîmes sans fond d'une mer glacée...
Le bateau cependant continue sa mission. On est là pour ça. Tous les jours, des relevés, des observations météorologiques, des prélèvements de glace. Même les poissons pêchés pour les repas sont examinés attentivement.
- Commandant, le petit Verdier vient de tomber du haut du mât.
- Il y a du dégât ?
- Oui, au niveau des jambes et du bassin. Il ne peut plus remuer. C'est qu'il a bien dégringolé de dix mètres.
- Prévenez le docteur mais ne touchez pas Verdier avant qu'il soit arrivé. Une fausse manoeuvre et on peut condamner le pauvre gars à la chaise roulante pour le restant de ses jours.
Heureusement, Verdier est traité avec compétence. Pour lui, désormais, le reste de l'expédition se passera sur une couchette de l'infirmerie. Et dès qu'on touchera terre, il lui faudra passer quelques semaines à l'hôpital avant le rapatriement par avion jusqu'à Brest.
Une nouvelle fois, les vieux loups de mer évoquent ce maudit albatros :
- Quelle idée d'aller capturer cet animal du diable ! Comme si on ne pouvait pas le laisser libre et lui foutre la paix !
- Chez nous, on dit que chaque albatros est l'âme d'un marin mort en mer. C'est pour ça qu'il ne faut absolument pas en avoir un à bord : c'est la guigne assurée.
Après trois jours de navigation sans histoire, le commandant a de nouveau du pain sur la planche. Il entend une explosion sourde qui provient des fins fonds du navire :
- Qu'est-ce qui se passe en bas ? Pourquoi stoppe-t-on d'un seul coup ?
Depuis la salle des machines, le responsable lui répond :
- Une des chaudières vient d'exploser !
- C'est grave ?
- Plutôt, ça risque de nous immobiliser au moins trois jours.
- En pleine mer ! C'est un coup à nous faire écraser par les glaces comme une coque de noix. Est-ce que quelqu'un a été blessé ?
- Ledivelec a le bras salement brûlé.
Et voilà le médecin-chef Ménigaud encore obligé d'affronter de nouveaux problèmes. Malgré sa douleur, Ledivelec ne mâche pas ses mots :
- Excusez-moi, mais tout ça est de votre faute.
- De ma faute ? Mais ce n'est tout de même pas moi qui ai fait exploser la chaudière. Enfin : ta vie n'est pas en danger. A ton âge, on récupère.
L'autre suit son idée :
- En tout cas, si vous n'aviez pas eu cette foutue idée d'attraper un albatros... Avez-vous remarqué que tous nos problèmes ont commencé quand on a rejeté sa carcasse à la mer ? Si encore il était resté vivant. Mais tuer un albatros, pour un marin, c'est exactement comme s'il se tirait une balle dans la tête.
- Allons, un peu de calme. C'est simplement une mauvaise passe. Jamais deux sans trois. Dorénavant, tout va aller bien. Je vais te donner un calmant pour dormir... sans rêver d'albatros.
Quelques jours plus tard, le commandant décide de faire escale à Egedesminde, un petit port de la côte occidentale du Groenland. Tout l'équipage est heureux de mettre pied à terre, de pouvoir communiquer avec la France. Et tous, sans le dire, espèrent que cette escale va interrompre le mauvais sort qui semble collé au navire depuis l'incident de l'albatros.
Le commandant Lameyrie, malheureusement, a la désagréable surprise d'apprendre que, là-bas, en France, son épouse vient de perdre le bébé qu'elle portait depuis cinq mois... Lui aussi commence à se laisser impressionner par les superstitions des vieux marins.
Hélas ! la série des malheurs n'est pas close : au troisième jour de l'escale groenlandaise, alors que le navire est tranquillement accosté, un incendie éclate dans la cale. Tout l'équipage arrive au triple galop pour sauver ce qui peut l'être :
- C'est invraisemblable. Qu'est-ce qui a pu se passer ? Tout était en ordre. Les chaudières éteintes !
Eteintes ou pas, le feu fait rage à l'intérieur du navire. Malgré tous les moyens mis en œuvre pour lutter contre le sinistre, les dégâts sont considérables. Le commandant Lameyrie ne sait plus trop que penser :
- Nous voilà coincés ici pour des semaines. Jamais je n'ai connu de campagne aussi malchanceuse.
Pourtant, le pire reste encore à venir : alors que les travaux indispensables ont commencé depuis deux semaines, une tempête se déchaîne et le port disparaît sous un déluge de neige, de glace propulsées par des vents qui dépassent les cent kilomètres heure. Toute l'activité du port est paralysée et chaque être humain reste calfeutré dans les constructions basses recouvertes de glace.
Des messages radio inquiétants parviennent d'un chalutier danois, le Christiansen, qui a été mis à mal par la tempête, et qui cherche à gagner le port. Le capitaine espère tout de même arriver par ses propres moyens. La capitainerie est en contact permanent avec lui. Soudain, les événements se gâtent :
- Nos machines sont bloquées. Nous dérivons. Nous ne contrôlons plus rien.
Déjà le navire danois est visible depuis la terre. On donne des ordres pour qu'un bateau des gardes-côtes essaye de le prendre en remorque. Et l'amène à bon port.
Malheureusement, les dieux sont contre l'entreprise. A moins que l'âme d'un albatros mort n'intervienne. Le Christiansen, bien que le remorqueur soit parvenu à lui jeter un filin, est soudain soulevé par une lame de fond d'une violence extrême.
Sous le choc de la lame et des multiples icebergs qu'elle porte, il rompt l'amarre qui était tendue entre le remorqueur et lui. La masse énorme du navire danois, telle une balle de fronde de plusieurs centaines de tonnes, pénètre d'un seul coup dans le petit port et va s'écraser contre la coque du Santos qui coule immédiatement dans un glouglou sinistre. A sa place, inexplicablement, on retrouve, flottant sur l'eau... la carcasse d'un albatros mort.
Bernard Lefol passe ses vacances chez sa tante Xaviera. C'est la soeur de sa mère. La tante Xaviera est charmante mais le plus grand de ses charmes, c'est qu'elle habite à Palma, la capitale de Majorque, la plus grande des îles Baléares. Rien ne vaut une tante qui possède une propriété à trois kilomètres de la mer.
Nous sommes en 1956, le 1er août très exactement, et Bernard vient d'arriver à Majorque le matin même par le bateau de Barcelone.
Ce jour-là, sur la plage sauvage d'Es Trenc, la conversation porte sur une personnalité de Palma, voyante mystérieuse dont tout le monde parle :
- Elle est extraordinaire ! Mais très difficile à contacter. On la voit beaucoup chez les riches Majorquins. Bien que beaucoup d'entre eux la considèrent comme une sorcière. Certains ne veulent en aucun cas lui laisser franchir le seuil de leur palais...
Bernard s'éloigne du groupe et se met à marcher en solitaire. La plage de sable blanc s'étend sur plusieurs kilomètres et l'eau bleue, la forêt de pins désertée par les chasseurs en font un paradis du bout du monde.
- Jeune homme, pourriez-vous me dire l'heure ?
Bernard n'a pas remarqué une femme assise au creux de la dune, face à la mer. Sa longue robe de lin, le foulard qui entoure ses cheveux couleur d'aile de corbeau font qu'elle se distingue à peine dans le creux de sable où elle s'est mise à l'abri du vent.
- Il est deux heures et demie, madame.
- Auriez-vous du feu ?
Bernard sort un briquet de sa poche. La dame majorquine sans le moindre doute, allume une longue cigarette à bout doré. Turque ou égyptienne.
- Vous êtes français, n'est-ce pas ?
- Oui : je suis Bernard Lefol, de Perpignan, mais je suis en vacances chez ma tante, la marquise del Piombo.
- Ah oui, je la connais. C'était une demoiselle Catayun, n'est-ce pas ?
Bernard s'est assis dans le sable près de la dame. Quel âge peut-elle avoir ? Entre cinquante et soixante ans ? Elle regarde Bernard. Elle dit :
- Je suis Palmira Diaz Del Belveder. Vos mains sont intéressantes.
D'autorité, elle saisit la main gauche de Bernard. Elle la retourne, paume au-dessus. Elle examine rapidement les lignes principales qui la sillonnent et dit presque à mi-voix, comme si elle parlait à elle-même :
- Je vous vois chez les médecins. En France, à l'étranger. Partout, vous allez à l'hôpital. Mais ce n'est pas pour vous.
Bernard n'apprécie pas beaucoup les hôpitaux. Et ses études le porteraient plus vers la littérature, le théâtre, le cinéma que vers la médecine. Palmira continue d'un ton monocorde, sans émotion apparente :
- Avant que quatre ans soient passés, quelqu'un de votre famille va mourir dans un avion. Mais cela vous laissera assez froid. C'est comme si c'était un parent lointain... Je vois la mort pour vous à cinquante-six ans...
Décidément, Palmira n'est pas une voyante du genre à remonter le moral...
Elle poursuit sa litanie. Sur un thème moins sinistre. Elle annonce des amourettes plus ou moins heureuses, une grande passion qui n'aboutit à rien. Une liaison qui va durer plus de vingt-cinq ans et de l'argent, beaucoup d'argent mais... en fin de carrière.
- Nous verrons bien, conclut Bernard. Et il se lève en s'excusant :
- Je dois partir, ma tante déteste que l'on soit en retard pour le déjeuner.
- Venez me voir chez moi. Calle San Juan. J'y suis tous les soirs à partir de 20 heures. Nous ferons la dînette. Vous pouvez même venir avec votre amie Marie-Louise. Disons après-demain soir...
Bernard s'entend répondre :
- Calle San Juan, au numéro 7. C'est entendu, je viendrai avec Marie-Louise.
- J'habite au premier étage à droite.
C'est un peu plus lard qu'il réalise que Palmira ne lui avait pas donné le numéro de la Calle San Juan. Et surtout qu'il n'avait jamais mentionné l'existence de son amie Marie-Louise venue de Perpignan pour les vacances. Tout cela est étrange... Le diable pourrait-il prendre une forme féminine ?
Pendant le déjeuner Bernard ne peut s'empêcher d'annoncer à la nombreuse tablée des cousins, cousines et amis de la famille :
- J'ai rencontré une femme étrange sur la plage. Elle m'a prédit l'avenir et invité à dîner chez elle demain soir. Elle m'a même demandé de venir avec Marie-Louise. Comment peut elle savoir que Marie-Louise existe ?
La tante Xaviera accueille la nouvelle avec une mine effrayée :
- C'est "la" Palmira que tu as rencontré sur la plage. Si tu veux bien suivre mon conseil, évite-la comme la peste. On dit que c'est le diable en personne.
Et la tante Xaviera fait un signe de croix, imitée immédiatement par ses enfants... Bernard reste songeur :
- Pourtant, elle a de la classe. Elle te connaît bien, dirait-on.
- Oui, au moment de mes fiançailles, elle m'a décrit tous nos malheurs et jusqu'aux circonstances précises de la mort de ton oncle, mon cher Jacinto !
Nouveau signe de croix de toute l'assemblée à l'évocation de l'oncle Jacinto mort le jour de ses quarante ans après avoir reçu sur le crâne une croix de pierre qui ornait le fronton de la propriété depuis plus de six cents ans.
Le lendemain, Bernard et son amie Marie-Louise n'en demandent pas moins à la tante Xaviera la permission d'utiliser une des voitures de la famille...
- ... Pour aller dîner à Palma.
- Chez la Palmira ? Personne ne sait où elle habite.
- Je le sais, moi ! Et Marie-Louise a une envie folle de la rencontrer. J'avoue que j'aimerais bien comprendre comment cette dame connaît son existence...
Arrivés à Palma, Bernard et Marie-Louise n'ont aucun mal à découvrir le numéro 7 de la calle San Juan. Un immeuble qui doit dater de la Renaissance. Des murs de plus d'un mètre d'épaisseur. Au rez-de-chaussée des ouvertures étroites et bardées de fortes grilles. Un immense portail qui ouvre sur un patio fait pour recevoir plusieurs calèches. Au mur, des anneaux pour les chevaux du siècle dernier. Un escalier de marbre éclairé par des torchères. Tout cela a grande allure.
Bernard et Marie-Louise arrivent au premier étage. Trois portes donnent sur le palier de marbre. Ils sonnent à droite. Il est neuf heures trente. C'est Palmira elle-même qui vient ouvrir. Elle est vêtue d'une longue tunique de soie noire, un turban rouge autour de la tête, un collier d'or au cou.
Bernard et Marie-Louise sont impressionnés par l'appartement de la Palmira, Des armures espagnoles, des meubles marquetés de nacre et d'ivoire. Aux murs des portraits d'ancêtres. Dans les vitrines, de l'argenterie précieuse. Elle explique :
- Ma famille demeure ici depuis quatre cents ans. Je suis seule et c'est bien trop grand. Mais je suis la gardienne de ce sanctuaire. J'ai fait préparer un petit dîner froid. Nous parlerons de Marie-Louise un peu plus tard. En attendant, je vais vous faire faire le "tour du propriétaire", comme vous dites en France.
Après la visite de ce petit palais somptueux, qui émerveille les deux jeunes gens, et le dîner, la Palmira saisit la main de la jeune fille, qui ne peut retenir un frisson : la main de la voyante est glacée malgré la chaleur du mois d'août qui règne sur l'île... Palmira, les yeux à demi clos, commence sa litanie :
- Vous allez épouser un étranger. Et vous partirez en Afrique. En Afrique noire, c'est là que vous allez vivre la plus grande partie de votre existence. Et vous aurez un fils, un seul. Il sera votre fierté...
Bernard écoute la suite des prédictions. L'Afrique noire ? Un étranger ? Autant qu'il sache, Marie-Louise n'a aucun projet africain. Elle veut être professeur d'espagnol et pour rien au monde elle ne s'éloignerait de ses parents ni de !a Catalogne.
Les années passent. Bernard et Marie-Louise se lancent dans la vie. Bernard, lui, se retrouve en Algérie. Lors d'une permission, son père lui dit :
- Il y a six mois, nous avons eu très peur. Regarde !
Et il lui tend un faire-part de décès découpé dans le quotidien local : "Le docteur Lefol, son épouse et leurs enfants ont la douleur de vous faire part de la mort de Bernard Lefol, sergent au groupe de transport 351 à Blida, mort pour la France le 24 juillet 1960." Suivent les formules consacrées.
- Ça alors, de qui s'agit-il ? Même nom, même prénom.
Ce malheureux homonyme était en plus dans la même unité que Bernard, lui-même sergent au groupe de transport 351.
Son père poursuit :
- Beaucoup de personnes ont cru qu'il s'agissait de toi ! Je me suis renseigné. Il s'agit d'une famille Lefol qui vit à Salon-de-Provence. De très lointains cousins dont j'ignorais l'existence. J'ai su comment est mort ce Bernard Lefol. Il était de garde dans la prison de Blida et un fellagha a réussi à s'échapper. Il s'est emparé d'une mitraillette et a tiré une rafale que le pauvre Bernard a reçue en pleine poitrine. Il est mort dans l'avion qui le transportait à Alger.
Soudain, Bernard se revoit sur la plage de Majorque, le 1er août 1956, le jour de son arrivée. Palmira lui parle :
- Avant que quatre ans ne soient passés, quelqu'un de votre famille va mourir dans un avion. Mais cela vous laissera assez froid. C'est comme si c'était un parent lointain...
Le Bernard Lefol insoupçonné est mort le 24 juillet 1960, pratiquement quatre ans plus tard...
Le Bernard Lefol de notre histoire, quant à lui, comme Palmira l'a dit, visitera de nombreux médecins. En tant que "visiteur médical" pour une grande marque pharmaceutique. En France et dans le Maghreb. Palmira avait raison. Et à cinquante-six ans, il contracte une maladie qui aurait dû être mortelle mais il survit miraculeusement...
Cette même année 1960, c'est au tour de Marie-Louise d'avoir une surprise. Pour elle aussi, les prédictions de Palmira se sont en partie réalisées. Elle a rencontré un Libanais et désormais elle passe le plus clair de son temps au Mali. Elle vient d'avoir un fils.
Revenue à Palma, elle ne peut résister à la tentation : il faut qu'elle retourne voir Palmira la sorcière. Elle avait noté l'adresse sur son petit carnet : calle San Juan, au numéro 7, premier étage droite. Palma n'est pas si grande. Elle retrouve vite le palais Renaissance, le patio, l'escalier de marbre, la grande porte. Elle sonne. La porte s'ouvre. Une dame à cheveux blancs inconnue ouvre :
- Bonsoir, madame. Je suis bien chez Mme Palmira Diaz Del Belveder ?
- Non, pas du tout !
Marie-Louise, à travers la porte entrebâillée, reconnaît les armures, les meubles précieux, les vitrines d'argenterie qui l'ont émerveillée quatre ans auparavant.
- Madame Diaz Del Belveder n'habite plus ici ? Je suis venue dîner ici, chez elle, avec un ami, il y a quatre ans...
La dame à cheveux blancs la fait entrer et l'invite à s'asseoir dans le fauteuil même où elle s'est assise quatre ans plus tôt. Marie-Louise raconte la visite, les prédictions. Elle lui décrit avec précision les autres pièces de l'appartement. La dame l'écoute avec un air de plus en plus étonné. Elle finit par lui dire, en pesant ses mots :
- Ma chère enfant, il n'y a pas de doute : vous êtes déjà venue ici. En mon absence ! Mais je peux vous jurer sur la Vierge que mon mari, mes enfants et moi-même habitons ici depuis quarante ans. Ma mère est infirme et, depuis vingt ans, l'appartement n'a jamais été vide un seul jour. Je ne connais absolument pas cette Palmira Diaz Del Belveder et je n'en ai jamais entendu parler...
Mystère...
Ils ont vu l'au-delà, Pierre Bellemare, Jean-Marc Epinoux, Editions LGF, 2000, 379 pages
Voir aussi, du même auteur : L'empreinte de la bête
Sommaire
Avertissement
Le scoop
Petit frère
Neuvaine
La vie en double
La dame d'en face
L'échelle sociale
Tatouages
L'albatros
Le théâtre de l'angoisse
Le corté
L'inconnue
Le stylo
Désordre dans la pharmacie
Visites
Le billet
L'étrange visite
Rencontre en mer
Chansons mortelles
La vocation de Stéphanie
Odeurs
Cailloux volants
Voyage périlleux
La voyante de Palma
Voitures folles
L'abbaye aux pendus
Mariages
La maison déchirée
Jeux d'enfants
Conan Doyle vous surveille
En attendant l'aurore
Fantômes à l'hôpital
Jour d'orage
La bague
La Banshee
L'ascenseur
L'homme qui regarde
L'hôtesse
Qui est là ?
Retour en arrière
Trompe-la-mort
Une mère inquiète
Le trésor des Templiers
Vengeance à Turin
Voyage posthume
Voir Naples et mourir
Une maison de rêve
Un bon Samaritain
Avis de décès
Une grand-mère attentionnée
La villa des monstres
Réveillon
Source intarissable
Meuble à céder
Malédiction
Danger d'incendie
Coïncidences
Farandole
Camarades
L'inspecteur prend l'air
Partir en fumée
L'avertissement, de Pierre Bellemare
En demandant aux auditeurs de Nostalgie de nous écrire pour nous raconter les aventures qu'ils avaient vécues, nous ne nous attendions certainement pas à recevoir autant de lettres évoquant des phénomènes paranormaux.
Surpris par ce déferlement d'histoires extraordinaires, nous nous sommes efforcés de faire la part de l'excentricité et de la sincérité.
Dans la plupart des récits que vous allez lire, le témoin est seul à ressentir ou à voir ce qu'il voit, il fallait donc que nous soyons sûrs de sa bonne foi. Nous avons pour chaque témoignage mené une enquête, interrogé lorsque c'était possible la famille, contrôlé l'authenticité des lieux. Pour les histoires se situant dans un passé plus lointain, nous avons vérifié les sources et retenu les événements qui avaient été relatés par des journaux d'information générale.
Après avoir accompli ce travail, voici la conclusion à laquelle nous sommes parvenus : les 60 histoires que vous allez découvrir ne sont pas l'oeuvre de farceurs ou de déséquilibrés, elles sont arrivées à des gens normaux dans leur vie quotidienne.
Pour le reste, chacun reste libre de se forger sa propre conviction.
Pierre Bellemare
Quelques extraits
L'ALBATROS
P52-P58
L'ALBATROS
P52-P58
Nous sommes à bord du Santos, un des поmbreux navires qui ont participé aux expéditions polaires, dans les années 50. On se dirige vers les côtes du Groenland. La mer est chargée de реtits icebergs. Il faut naviguer avec beaucoup de ргudence.
- Si nous traînons trop par ici, nous risquons de nous faire coincer par les glaces.
- Commandant, avez-vous remarqué tous ces albatros qui nous survolent ? A votre avis, ça peut faire combien d'envergure ?
- A vue de nez, plus de trois mètres. D'ailleurs demandez au médecin de bord, le docteur Ménigaud. Il est passionné par ces oiseaux et il accumule une documentation sur eux depuis plus de trois ans. Il vous donnera tous les détails.
Justement le docteur Ménigaud arrive sur la passerelle :
- Je crois que ce sont de très beaux spécimens qui nous rendent visite. Regardez ces ailes blanches bordées de noir. Croyez-vous qu'il soit possible d'en capturer un vivant ?
- Pourquoi pas ?
L'équipage mis au courant se creuse l'esprit pour inventer un piège qui permette de saisir un de ces oiseaux merveilleux. Mais les marins le mettent en œuvre sans enthousiasme. Beaucoup d'entre eux sont bretons et pour eux l'albatros est synonyme de "malchance".
- Ça y est, commandant, nous en tenons un.
Le commandant Lameyrie jette un coup d'oeil par-dessus le bastingage. En bas, dans les vagues, un albatros de bonne taille se débat en effet dans un filet où les poissons offerts par l'équipage l'ont amené à s'empêtrer.
- Prévenez le docteur et hissez cet oiseau à bord.
Un vieux quartier-maître proteste en mâchonnant sa pipe :
- On ne devrait pas prendre cette bestiole. Il n'en sortira rien de bon.
Et discrètement il fait un signe de croix avant de donner la main pour tirer le filet jusqu'au pont. Ménigaud se précipite pour examiner de plus près le bel oiseau mais il ne peut s'empêcher de marquer sa déception :
- Quel dommage ! Il est blessé. On dirait qu'il a une aile brisée ! Bon, essayez de l'amener jusqu'à ma cabine. Je vais m'occuper de lui.
Pendant quelques jours, Ménigaud prodigue ses soins au géant des mers. Il pose une attelle et lui donne lui-même les trois repas par jour qu'il estime nécessaires à la survie du volatile. Cependant il est un peu inquiet :
- Cette bestiole m'a l'air de filer un mauvais coton. Il devrait avoir plus d'appétit, normalement. Et ses déjections me semblent bizarres, comme s'il y avait du sang. C'est étrange, une aile cassée n'est pas un accident qui doive mettre sa vie en danger.
Un des officiers du bord remarque en plaisantant :
- Peut-être qu'il fait une dépression nerveuse.
- Arrêtez de dire des âneries. Non, ce que je crains, c'est qu'au moment de la capture il n'ait reçu un choc. Peut-être souffre-t-il d'une hémorragie interne, ou du moins d'un hématome.
- Vous savez, les albatros sont toujours en mouvement. C'est peut-être tout simplement l'immobilisation forcée qui lui crée des problèmes respiratoires ou digestifs.
Le destin du grand oiseau semble pourtant fixé par les dieux. Un matin, Ménigaud, en rendant visite à son hôte, s'écrie :
- Mais il est mort ! Quelle déception ! Moi qui comptais tellement l'observer vivant.
En effet, l'oiseau ne bouge plus. Peut-être le stress a-t-il provoqué une crise cardiaque ? Ménigaud, pendant plusieurs jours, fait l'autopsie de son prisonnier, prend des mesures, des photographies. Il demande à des marins de l'aider en mettant l'albatros dans toutes les positions. Personne ne plaisante en exécutant ces petits travaux.
- Bon, maintenant je ne peux plus rien en faire. Il n'y a qu'à rejeter sa carcasse à la mer. Le Goffic, tu veux bien t'en charger ?
- Vous auriez pu choisir quelqu'un d'autre, maugrée l'homme. Enfin, plus vite on sera débarrassé de cet oiseau de malheur, mieux on se portera.
Et voilà, quelques minutes plus tard, la grande carcasse raidie de l'albatros rejetée à la mer. Tous les marins disponibles regardent le corps sans vie flotter un moment au gré des vagues menaçantes. Quelques-uns font encore le signe de croix, à tout hasard. Le soir même on n'y pense plus. Enfin presque plus.
- Commandant, vite, il y a le quartier-maître Manélec qui n'a pas l'air d'aller bien.
- Prévenez le docteur. Qu'est-ce qu'il a exactement ?
- Des douleurs dans le ventre. Il transpire et il est d'une drôle de couleur.
- Dès qu'on en saura plus, j'essaierai d'alerter la côte par radio. S'il le faut, ils nous enverront un hélicoptère pour le récupérer.
Ménigaud, penché sur le pauvre Manélec, se sent bien incapable de diagnostiquer une quelconque maladie classique.
- Vous avez peut-être attrapé un virus. Vous étiez où avant de naviguer avec nous ?
- J'ai fait le tour du monde avec un céréalier. L'Afrique, l'Australie, le Canada, l'Amérique du Sud. Oh ! que j'ai mal. Vite, docteur, faites-moi une piqûre, j'ai trop mal.
Malgré la piqûre administrée par Ménigaud, avant qu'un hélicoptère ait pu être envoyé, Manélec expire.
- Je suis certain que c'est la malédiction de l'albatros, remarque un des marins.
- Allons, Chatrier, on est au XXe siècle ! C'est de la superstition pure et simple.
Superstition ou pas, Manélec est bien mort et très rapidement on procède à l'inhumation en mer. Simple cérémonie présidée par l'aumônier du bord. Le corps enveloppé d'un linceul glisse et va se perdre dans les abîmes sans fond d'une mer glacée...
Le bateau cependant continue sa mission. On est là pour ça. Tous les jours, des relevés, des observations météorologiques, des prélèvements de glace. Même les poissons pêchés pour les repas sont examinés attentivement.
- Commandant, le petit Verdier vient de tomber du haut du mât.
- Il y a du dégât ?
- Oui, au niveau des jambes et du bassin. Il ne peut plus remuer. C'est qu'il a bien dégringolé de dix mètres.
- Prévenez le docteur mais ne touchez pas Verdier avant qu'il soit arrivé. Une fausse manoeuvre et on peut condamner le pauvre gars à la chaise roulante pour le restant de ses jours.
Heureusement, Verdier est traité avec compétence. Pour lui, désormais, le reste de l'expédition se passera sur une couchette de l'infirmerie. Et dès qu'on touchera terre, il lui faudra passer quelques semaines à l'hôpital avant le rapatriement par avion jusqu'à Brest.
Une nouvelle fois, les vieux loups de mer évoquent ce maudit albatros :
- Quelle idée d'aller capturer cet animal du diable ! Comme si on ne pouvait pas le laisser libre et lui foutre la paix !
- Chez nous, on dit que chaque albatros est l'âme d'un marin mort en mer. C'est pour ça qu'il ne faut absolument pas en avoir un à bord : c'est la guigne assurée.
Après trois jours de navigation sans histoire, le commandant a de nouveau du pain sur la planche. Il entend une explosion sourde qui provient des fins fonds du navire :
- Qu'est-ce qui se passe en bas ? Pourquoi stoppe-t-on d'un seul coup ?
Depuis la salle des machines, le responsable lui répond :
- Une des chaudières vient d'exploser !
- C'est grave ?
- Plutôt, ça risque de nous immobiliser au moins trois jours.
- En pleine mer ! C'est un coup à nous faire écraser par les glaces comme une coque de noix. Est-ce que quelqu'un a été blessé ?
- Ledivelec a le bras salement brûlé.
Et voilà le médecin-chef Ménigaud encore obligé d'affronter de nouveaux problèmes. Malgré sa douleur, Ledivelec ne mâche pas ses mots :
- Excusez-moi, mais tout ça est de votre faute.
- De ma faute ? Mais ce n'est tout de même pas moi qui ai fait exploser la chaudière. Enfin : ta vie n'est pas en danger. A ton âge, on récupère.
L'autre suit son idée :
- En tout cas, si vous n'aviez pas eu cette foutue idée d'attraper un albatros... Avez-vous remarqué que tous nos problèmes ont commencé quand on a rejeté sa carcasse à la mer ? Si encore il était resté vivant. Mais tuer un albatros, pour un marin, c'est exactement comme s'il se tirait une balle dans la tête.
- Allons, un peu de calme. C'est simplement une mauvaise passe. Jamais deux sans trois. Dorénavant, tout va aller bien. Je vais te donner un calmant pour dormir... sans rêver d'albatros.
Quelques jours plus tard, le commandant décide de faire escale à Egedesminde, un petit port de la côte occidentale du Groenland. Tout l'équipage est heureux de mettre pied à terre, de pouvoir communiquer avec la France. Et tous, sans le dire, espèrent que cette escale va interrompre le mauvais sort qui semble collé au navire depuis l'incident de l'albatros.
Le commandant Lameyrie, malheureusement, a la désagréable surprise d'apprendre que, là-bas, en France, son épouse vient de perdre le bébé qu'elle portait depuis cinq mois... Lui aussi commence à se laisser impressionner par les superstitions des vieux marins.
Hélas ! la série des malheurs n'est pas close : au troisième jour de l'escale groenlandaise, alors que le navire est tranquillement accosté, un incendie éclate dans la cale. Tout l'équipage arrive au triple galop pour sauver ce qui peut l'être :
- C'est invraisemblable. Qu'est-ce qui a pu se passer ? Tout était en ordre. Les chaudières éteintes !
Eteintes ou pas, le feu fait rage à l'intérieur du navire. Malgré tous les moyens mis en œuvre pour lutter contre le sinistre, les dégâts sont considérables. Le commandant Lameyrie ne sait plus trop que penser :
- Nous voilà coincés ici pour des semaines. Jamais je n'ai connu de campagne aussi malchanceuse.
Pourtant, le pire reste encore à venir : alors que les travaux indispensables ont commencé depuis deux semaines, une tempête se déchaîne et le port disparaît sous un déluge de neige, de glace propulsées par des vents qui dépassent les cent kilomètres heure. Toute l'activité du port est paralysée et chaque être humain reste calfeutré dans les constructions basses recouvertes de glace.
Des messages radio inquiétants parviennent d'un chalutier danois, le Christiansen, qui a été mis à mal par la tempête, et qui cherche à gagner le port. Le capitaine espère tout de même arriver par ses propres moyens. La capitainerie est en contact permanent avec lui. Soudain, les événements se gâtent :
- Nos machines sont bloquées. Nous dérivons. Nous ne contrôlons plus rien.
Déjà le navire danois est visible depuis la terre. On donne des ordres pour qu'un bateau des gardes-côtes essaye de le prendre en remorque. Et l'amène à bon port.
Malheureusement, les dieux sont contre l'entreprise. A moins que l'âme d'un albatros mort n'intervienne. Le Christiansen, bien que le remorqueur soit parvenu à lui jeter un filin, est soudain soulevé par une lame de fond d'une violence extrême.
Sous le choc de la lame et des multiples icebergs qu'elle porte, il rompt l'amarre qui était tendue entre le remorqueur et lui. La masse énorme du navire danois, telle une balle de fronde de plusieurs centaines de tonnes, pénètre d'un seul coup dans le petit port et va s'écraser contre la coque du Santos qui coule immédiatement dans un glouglou sinistre. A sa place, inexplicablement, on retrouve, flottant sur l'eau... la carcasse d'un albatros mort.
LA VOYANTE DE PALMA
P145-P152
P145-P152
Bernard Lefol passe ses vacances chez sa tante Xaviera. C'est la soeur de sa mère. La tante Xaviera est charmante mais le plus grand de ses charmes, c'est qu'elle habite à Palma, la capitale de Majorque, la plus grande des îles Baléares. Rien ne vaut une tante qui possède une propriété à trois kilomètres de la mer.
Nous sommes en 1956, le 1er août très exactement, et Bernard vient d'arriver à Majorque le matin même par le bateau de Barcelone.
Ce jour-là, sur la plage sauvage d'Es Trenc, la conversation porte sur une personnalité de Palma, voyante mystérieuse dont tout le monde parle :
- Elle est extraordinaire ! Mais très difficile à contacter. On la voit beaucoup chez les riches Majorquins. Bien que beaucoup d'entre eux la considèrent comme une sorcière. Certains ne veulent en aucun cas lui laisser franchir le seuil de leur palais...
Bernard s'éloigne du groupe et se met à marcher en solitaire. La plage de sable blanc s'étend sur plusieurs kilomètres et l'eau bleue, la forêt de pins désertée par les chasseurs en font un paradis du bout du monde.
- Jeune homme, pourriez-vous me dire l'heure ?
Bernard n'a pas remarqué une femme assise au creux de la dune, face à la mer. Sa longue robe de lin, le foulard qui entoure ses cheveux couleur d'aile de corbeau font qu'elle se distingue à peine dans le creux de sable où elle s'est mise à l'abri du vent.
- Il est deux heures et demie, madame.
- Auriez-vous du feu ?
Bernard sort un briquet de sa poche. La dame majorquine sans le moindre doute, allume une longue cigarette à bout doré. Turque ou égyptienne.
- Vous êtes français, n'est-ce pas ?
- Oui : je suis Bernard Lefol, de Perpignan, mais je suis en vacances chez ma tante, la marquise del Piombo.
- Ah oui, je la connais. C'était une demoiselle Catayun, n'est-ce pas ?
Bernard s'est assis dans le sable près de la dame. Quel âge peut-elle avoir ? Entre cinquante et soixante ans ? Elle regarde Bernard. Elle dit :
- Je suis Palmira Diaz Del Belveder. Vos mains sont intéressantes.
D'autorité, elle saisit la main gauche de Bernard. Elle la retourne, paume au-dessus. Elle examine rapidement les lignes principales qui la sillonnent et dit presque à mi-voix, comme si elle parlait à elle-même :
- Je vous vois chez les médecins. En France, à l'étranger. Partout, vous allez à l'hôpital. Mais ce n'est pas pour vous.
Bernard n'apprécie pas beaucoup les hôpitaux. Et ses études le porteraient plus vers la littérature, le théâtre, le cinéma que vers la médecine. Palmira continue d'un ton monocorde, sans émotion apparente :
- Avant que quatre ans soient passés, quelqu'un de votre famille va mourir dans un avion. Mais cela vous laissera assez froid. C'est comme si c'était un parent lointain... Je vois la mort pour vous à cinquante-six ans...
Décidément, Palmira n'est pas une voyante du genre à remonter le moral...
Elle poursuit sa litanie. Sur un thème moins sinistre. Elle annonce des amourettes plus ou moins heureuses, une grande passion qui n'aboutit à rien. Une liaison qui va durer plus de vingt-cinq ans et de l'argent, beaucoup d'argent mais... en fin de carrière.
- Nous verrons bien, conclut Bernard. Et il se lève en s'excusant :
- Je dois partir, ma tante déteste que l'on soit en retard pour le déjeuner.
- Venez me voir chez moi. Calle San Juan. J'y suis tous les soirs à partir de 20 heures. Nous ferons la dînette. Vous pouvez même venir avec votre amie Marie-Louise. Disons après-demain soir...
Bernard s'entend répondre :
- Calle San Juan, au numéro 7. C'est entendu, je viendrai avec Marie-Louise.
- J'habite au premier étage à droite.
C'est un peu plus lard qu'il réalise que Palmira ne lui avait pas donné le numéro de la Calle San Juan. Et surtout qu'il n'avait jamais mentionné l'existence de son amie Marie-Louise venue de Perpignan pour les vacances. Tout cela est étrange... Le diable pourrait-il prendre une forme féminine ?
Pendant le déjeuner Bernard ne peut s'empêcher d'annoncer à la nombreuse tablée des cousins, cousines et amis de la famille :
- J'ai rencontré une femme étrange sur la plage. Elle m'a prédit l'avenir et invité à dîner chez elle demain soir. Elle m'a même demandé de venir avec Marie-Louise. Comment peut elle savoir que Marie-Louise existe ?
La tante Xaviera accueille la nouvelle avec une mine effrayée :
- C'est "la" Palmira que tu as rencontré sur la plage. Si tu veux bien suivre mon conseil, évite-la comme la peste. On dit que c'est le diable en personne.
Et la tante Xaviera fait un signe de croix, imitée immédiatement par ses enfants... Bernard reste songeur :
- Pourtant, elle a de la classe. Elle te connaît bien, dirait-on.
- Oui, au moment de mes fiançailles, elle m'a décrit tous nos malheurs et jusqu'aux circonstances précises de la mort de ton oncle, mon cher Jacinto !
Nouveau signe de croix de toute l'assemblée à l'évocation de l'oncle Jacinto mort le jour de ses quarante ans après avoir reçu sur le crâne une croix de pierre qui ornait le fronton de la propriété depuis plus de six cents ans.
Le lendemain, Bernard et son amie Marie-Louise n'en demandent pas moins à la tante Xaviera la permission d'utiliser une des voitures de la famille...
- ... Pour aller dîner à Palma.
- Chez la Palmira ? Personne ne sait où elle habite.
- Je le sais, moi ! Et Marie-Louise a une envie folle de la rencontrer. J'avoue que j'aimerais bien comprendre comment cette dame connaît son existence...
Arrivés à Palma, Bernard et Marie-Louise n'ont aucun mal à découvrir le numéro 7 de la calle San Juan. Un immeuble qui doit dater de la Renaissance. Des murs de plus d'un mètre d'épaisseur. Au rez-de-chaussée des ouvertures étroites et bardées de fortes grilles. Un immense portail qui ouvre sur un patio fait pour recevoir plusieurs calèches. Au mur, des anneaux pour les chevaux du siècle dernier. Un escalier de marbre éclairé par des torchères. Tout cela a grande allure.
Bernard et Marie-Louise arrivent au premier étage. Trois portes donnent sur le palier de marbre. Ils sonnent à droite. Il est neuf heures trente. C'est Palmira elle-même qui vient ouvrir. Elle est vêtue d'une longue tunique de soie noire, un turban rouge autour de la tête, un collier d'or au cou.
Bernard et Marie-Louise sont impressionnés par l'appartement de la Palmira, Des armures espagnoles, des meubles marquetés de nacre et d'ivoire. Aux murs des portraits d'ancêtres. Dans les vitrines, de l'argenterie précieuse. Elle explique :
- Ma famille demeure ici depuis quatre cents ans. Je suis seule et c'est bien trop grand. Mais je suis la gardienne de ce sanctuaire. J'ai fait préparer un petit dîner froid. Nous parlerons de Marie-Louise un peu plus tard. En attendant, je vais vous faire faire le "tour du propriétaire", comme vous dites en France.
Après la visite de ce petit palais somptueux, qui émerveille les deux jeunes gens, et le dîner, la Palmira saisit la main de la jeune fille, qui ne peut retenir un frisson : la main de la voyante est glacée malgré la chaleur du mois d'août qui règne sur l'île... Palmira, les yeux à demi clos, commence sa litanie :
- Vous allez épouser un étranger. Et vous partirez en Afrique. En Afrique noire, c'est là que vous allez vivre la plus grande partie de votre existence. Et vous aurez un fils, un seul. Il sera votre fierté...
Bernard écoute la suite des prédictions. L'Afrique noire ? Un étranger ? Autant qu'il sache, Marie-Louise n'a aucun projet africain. Elle veut être professeur d'espagnol et pour rien au monde elle ne s'éloignerait de ses parents ni de !a Catalogne.
Les années passent. Bernard et Marie-Louise se lancent dans la vie. Bernard, lui, se retrouve en Algérie. Lors d'une permission, son père lui dit :
- Il y a six mois, nous avons eu très peur. Regarde !
Et il lui tend un faire-part de décès découpé dans le quotidien local : "Le docteur Lefol, son épouse et leurs enfants ont la douleur de vous faire part de la mort de Bernard Lefol, sergent au groupe de transport 351 à Blida, mort pour la France le 24 juillet 1960." Suivent les formules consacrées.
- Ça alors, de qui s'agit-il ? Même nom, même prénom.
Ce malheureux homonyme était en plus dans la même unité que Bernard, lui-même sergent au groupe de transport 351.
Son père poursuit :
- Beaucoup de personnes ont cru qu'il s'agissait de toi ! Je me suis renseigné. Il s'agit d'une famille Lefol qui vit à Salon-de-Provence. De très lointains cousins dont j'ignorais l'existence. J'ai su comment est mort ce Bernard Lefol. Il était de garde dans la prison de Blida et un fellagha a réussi à s'échapper. Il s'est emparé d'une mitraillette et a tiré une rafale que le pauvre Bernard a reçue en pleine poitrine. Il est mort dans l'avion qui le transportait à Alger.
Soudain, Bernard se revoit sur la plage de Majorque, le 1er août 1956, le jour de son arrivée. Palmira lui parle :
- Avant que quatre ans ne soient passés, quelqu'un de votre famille va mourir dans un avion. Mais cela vous laissera assez froid. C'est comme si c'était un parent lointain...
Le Bernard Lefol insoupçonné est mort le 24 juillet 1960, pratiquement quatre ans plus tard...
Le Bernard Lefol de notre histoire, quant à lui, comme Palmira l'a dit, visitera de nombreux médecins. En tant que "visiteur médical" pour une grande marque pharmaceutique. En France et dans le Maghreb. Palmira avait raison. Et à cinquante-six ans, il contracte une maladie qui aurait dû être mortelle mais il survit miraculeusement...
Cette même année 1960, c'est au tour de Marie-Louise d'avoir une surprise. Pour elle aussi, les prédictions de Palmira se sont en partie réalisées. Elle a rencontré un Libanais et désormais elle passe le plus clair de son temps au Mali. Elle vient d'avoir un fils.
Revenue à Palma, elle ne peut résister à la tentation : il faut qu'elle retourne voir Palmira la sorcière. Elle avait noté l'adresse sur son petit carnet : calle San Juan, au numéro 7, premier étage droite. Palma n'est pas si grande. Elle retrouve vite le palais Renaissance, le patio, l'escalier de marbre, la grande porte. Elle sonne. La porte s'ouvre. Une dame à cheveux blancs inconnue ouvre :
- Bonsoir, madame. Je suis bien chez Mme Palmira Diaz Del Belveder ?
- Non, pas du tout !
Marie-Louise, à travers la porte entrebâillée, reconnaît les armures, les meubles précieux, les vitrines d'argenterie qui l'ont émerveillée quatre ans auparavant.
- Madame Diaz Del Belveder n'habite plus ici ? Je suis venue dîner ici, chez elle, avec un ami, il y a quatre ans...
La dame à cheveux blancs la fait entrer et l'invite à s'asseoir dans le fauteuil même où elle s'est assise quatre ans plus tôt. Marie-Louise raconte la visite, les prédictions. Elle lui décrit avec précision les autres pièces de l'appartement. La dame l'écoute avec un air de plus en plus étonné. Elle finit par lui dire, en pesant ses mots :
- Ma chère enfant, il n'y a pas de doute : vous êtes déjà venue ici. En mon absence ! Mais je peux vous jurer sur la Vierge que mon mari, mes enfants et moi-même habitons ici depuis quarante ans. Ma mère est infirme et, depuis vingt ans, l'appartement n'a jamais été vide un seul jour. Je ne connais absolument pas cette Palmira Diaz Del Belveder et je n'en ai jamais entendu parler...
Mystère...
2 commentaires:
Je suis très heureuse de me promener (longuement) sur votre blog. Vous avez réunie une quantité d'ouvrages formidables.
Merci à vous.
Bonne continuation.
Julie
Merci !
Enregistrer un commentaire