08 janvier 2011

L'empreinte de la bête, de Pierre Bellemare

L'empreinte de la bête
50 histoires où l'animal a le premier rôle

de Pierre Bellemare,
Jean-François Nahmias et Jean-Marc Epinoux


L'instinct des animaux dépasse souvent l'intelligence humaine. Ont-ils donc des pouvoirs qui nous échappent ? Et, bien souvent, plus d'intelligence et de coeur que nous ne leur en prêtons ? L'homme, qui l'a longtemps nié, commence aujourd'hui à l'admettre. Pour la première fois, Pierre Bellemare consacre à ce sujet un ouvrage tour à tour émouvant ou inquiétant, mais toujours fascinant. A travers cinquante histoires exemplaires, il nous raconte des événements dont nos "amis les bêtes" sont les héros. Cinquante récits, historiques ou contemporains, sélectionnés parmi une infinité de témoignages où les fidèles compagnons de l'homme se sont comportés de manière stupéfiante. Ainsi, les chevaux d'Elberfeld, doués d'un étonnant pouvoir télépathique ou l'histoire de ce chat de gouttière faisant fuir des cambrioleurs en décrochant le téléphone ; ou bien encore ces corbeaux attaquant par centaines des humains pour porter secours à l'un des leurs, blessé... Bien d'autres encore, dont l'intuition, l'adresse, le courage ouvrent sur des mystères que la science ne fait encore qu'entrevoir.

Après "Les amants diaboliques", un nouveau Bellemare dans la tradition de ses plus grands succès avec, en plus, l'originalité d'un thème qui passionne des millions de Français : les animaux, dont le sens du courage, de la fidélité et du devoir n'a rien à envier à celui de beaucoup de nos semblables.

L'empreinte de la bête, Pierre Bellemare, Jean-François Nahmias, Jean-Marc Epinoux, Editions LGF, 2002, 442 pages

Voir aussi, du même auteur : Ils ont vu l'au-delà

Le sommaire

Le mystère des chevaux d'Elberfeld
Nuit d'effroi
Les corbeaux attaquent
La bête qui valait une fortune
Les chiens sauvages et l'enfant
Massacre pour un oiseau voleur
Le poison de l'araignée
Le corbeau du Romain
Fusille-t-on les chevaux ?
Les bêtes avaient horreur des femmes
Il faut sauver Pussy
Le lévrier d'un seul maître
Les intuitions de Marquis
L'ours et la femme nue
La mauvaise étoile de Stary
L'aigle de guerre
Le chien révélateur
Mort d'un choucas
Hercule et les lions
Le paradis des animaux
À mort, Darling !
Les poils blancs de Ramina
Les huit pattes de la peur
Revenante
Le retour des hirondelles
Par la faute des bœufs
La belle et la bête
Les dauphins nous aiment
Le chien de Fontenoy
Jusqu'au bout de la gloire
Un animal dans la tête
La loutre du roi
Ce qui est dit... est dit
La griffe du chat
La rivale aux cheveux blancs
Chiens féroces
Un bien curieux cheminot
L'homme qui aimait trop les chiens
La grand-mère immobile
Un bouche à bec
Pas de poulet pour Roussette
Mère contre mère
Le gouffre de la Vache morte
Pour l'amour de César
Un gros gibier
La chance de leur vie
Méfiez-vous des bons gros toutous
Un discours en travers de la gorge
Petites causes, grands effets
La surprise du requin

L'avant-propos, de Pierre Bellemare

C'est un souvenir d'enfance. Nous nous étions réfugiés en Normandie et nous logions dans une maison de village à Pontécoulant. C'était la "drôle de guerre". Le fiancé de ma sœur est venu en permission, il avait dans son blouson un chiot blanc et noir. C'était un cadeau militaire car le corniaud était enfant de chien de liaison. Nous l'avons nommé Briscard. La visite était en octobre. L'hiver est passé. Le chien a grandi, une oreille droite et l'autre cassée. J'avais 10 ans et je courais presque aussi vite que Briscard.
A la fin du mois de mai, nous avons vu passer sur la route la débandade d'une armée. Et puis le silence. Ils sont arrivés deux jours plus tard, non pas en ordre de bataille, mais en ordre de parade. En tête, la Mercedes du général ; derrière, deux voitures amphibies avec des officiers, et enfin, à l'infini, la colonne des chars, tourelle au repos, canon reposant sur l'arrière. Briscard s'est élancé sur la route. Il était là, au milieu, face à cette colonne majestueuse.
A quelques mètres de l'animal qui aboyait furieusement, le général a levé la main et la colonne s'est immobilisée. Mon père et ma sœur étaient au bord de la route, en larmes. Dans un français parfait, le général a dit : "Mademoiselle, veuillez prendre votre bête, nous ne faisons pas la guerre aux chiens." Jacqueline a pris Briscard dans ses bras. La colonne est repartie dans la poussière de cet été 40. L'humiliation ne faisait que commencer.
Les animaux se mêlent ainsi à des événements tristes ou heureux, mais parfois ils deviennent le héros de l'histoire et la marquent de leur empreinte.

Pierre Bellemare

Quelques extraits
Ci-dessous, 5 histoires dans leur intégralité, qui vous donneront,
je l'espère, l'envie d'acheter ce formidable livre.

LES CORBEAUX ATTAQUENT
P26-P31


Ulla Nielsen est secrétaire de direction dans une compagnie d'assurances d'Ostersund, une petite ville au centre de la Suède. Ulla a 32 ans. Elle est jolie comme peuvent l'être les Scandinaves. Elle est heureuse de vivre. Elle aime bien son travail et sa ville. A Ostersund, les hivers sont rudes mais les étés sont magnifiques.
Or, l'été commence précisément ce vendredi 21 juin. Il est cinq heures de l'après-midi. Ulla Nielsen se prépare à partir. Demain elle ira en pique-nique avec sa fille.
Le patron entre dans son bureau. Il lui dit avec entrain :
- Vous pouvez vous en aller, Ulla. Bon week-end.
- Bon week-end...
Il y a comme cela des phrases machinales, qu'on dit sans y penser, et qui deviennent par la suite d'une horrible ironie !

Ulla Nielsen est montée dans sa petite voiture. Elle va d'abord se rendre au supermarché faire ses provisions pour le pique-nique. Ulla s'entend parfaitement avec sa fille. Katy a 12 ans. Elles vivent seules dans une jolie maison à l'extérieur de la ville. Après son divorce, Ulla n'a pas eu envie de se remariеr. Elles sont bien comme cela, toutes les deux.
Une fois ses courses terminées, Ulla Nielsen rentre chez elle. Il y a environ un quart d'heure de route. En chemin, la jeune femme constate que le temps est en train de changer. Alors qu'il avait fait si beau toute la journée, de gros nuages sont en train de s'amonceler. Il commence à faire très lourd. Ulla pense : "Pourvu que l'orage éclate aujourd'hui ou cette nuit. Ce serait vraiment trop bête que notre pique-nique soit gâché..."
Elle est maintenant arrivée. A son coup de klaxon, Katy et Storm se précipitent. Storm, c'est le chien, un gros bâtard tout brun de 1 an à peine, avec de longs poils et les oreilles pendantes.
Il est six heures de l'après-midi. Ulla Nielsen décide de faire un petit tour en forêt. Tiens, pourquoi ne pas aller repérer un endroit agréable pour le pique-nique ?...
Elle se change, met un blue-jean. un vieux chemisier et demande à sa fille si elle veut venir. Mais Katy a des devoirs et préfère rester. Elle part donc seule en voiture avec Storm et prend la direction des bois.
Ulla Nielsen roule pendant une vingtaine de kilomètres puis s'arrête au bord d'un petit lac entouré de bouleaux. L'endroit rêvé pour un pique-nique. Elle descend, avec Storm qui court autour d'elle en aboyant.
Ulla s'avance sur le petit chemin qui conduit à la berge du lac. Elle est surprise par la lourdeur de l'atmosphère. Depuis tout à l'heure, les nuages ont encore grossi. L'air est chargé d'électricité... Les moustiques sont une véritable plaie en cette saison, et il y en a des quantités autour du lac.
Ulla Nielsen continue à se frapper le visage. L'orage les excite et les rend agressifs... Non, ce n'est pas un bon endroit pour pique-niquer... Elle décide de rentrer. Elle siffle Storm, qui a disparu quelque part dans les fourrés. Elle l'appelle. Storm n'arrive pas. Ulla, qui commence à être dévorée par les moustiques, s'énerve :
- Storm, allez, Storm !
Mais où est-il passé ? Il est sans doute en train de poursuivre une bête...
Ulla Nielsen revient sur ses pas. Storm a disparu dans ce buisson. Elle se penche, écarte les branches. Elle appelle encore une fois :
- Storm, Storm !
Et c'est l'horreur qui commence...
Brusquement, il y a un nuage, un nuage noir qui recouvre tout. Ulla pense à l'orage, mais en même temps elle sait que ce n'est pas l'orage. Il y a une odeur qui s'est levée de la terre. Comment la définir ? Une odeur de viande... Oui, c'est cela, une âcre. une lourde, une abominable odeur de viande...
Dans un réflexe, Ulla a fermé les yeux. Elle ne voit rien, mais elle entend... Un bruit épouvantable, assourdissant, l'environne, la recouvre, la submerge. C'est aigu, c'est grinçant. C'est comme si dix mille violons désaccordés s'étaient mis à jouer en même temps... Ou plutôt, ce sont des cris d'enfants, d'enfants fous. Oui, dix mille enfants fous sont en train de crier autour d'elle...
Instinctivement, la jeune femme s'est protégé la tête avec les mains. Elle ne voit rien, elle ne comprend rien, mais elle sent qu'il va arriver quelque chose d'horrible, d'innommable. Et effectivement, l'instant d'après, c'est l'attaque...
D'un seul coup, des centaines de petits poignards frappent son cuir chevelu, ses mains, ses bras, son dos. Le sang lui coule partout sur le visage. Maintenant, elle est piquée à la poitrine et au ventre...
Ulla Nielsen se jette à terre. Instantanément, son chemisier déchiqueté s'en va en lambeaux. Son dos est lacéré, dévoré de toutes parts... Les mains collées sur sa figure, Ulla n'a qu'une pensée, plus forte encore que la douleur : "Mes yeux... Protéger mes yeux..."
Combien de temps dure ce supplice ? Une minute, cinq minutes, dix minutes ? Elle ne le sait pas... Elle ne le saura jamais...
Sur la route, une voiture de gendarmerie passe devant le petit lac. Le conducteur stoppe brutalement. Il touche le bras de son collègue.
- Regarde ces corbeaux ! Je n'en ai jamais vu autant...
L'autre considère quelques instants ce spectacle impressionnant. Il conclut :
- Ils ont dû trouver une charogne...
Et soudain, il pousse un cri. Il vient d'apercevoir quelque chose de bleu. La jambe d'un blue-jean.
- Bon Dieu, il y a quelqu'un là-dessous. Fonce !
Sirène hurlante, phares allumés, la voiture de gendarmerie dévale le sentier et pile net devant les corbeaux avec un crissement de freins. Mais pas un des oiseaux n'a bougé. Ils continuent à s'acharner sur leur victime...
Après s'être concertés, les deux gendarmes jaillissent ensemble de leur véhicule. Chez les corbeaux, il y a un instant de flottement. Et brutalement, tous ensemble, quittant Ulla, foncent sur eux...
Les deux hommes, avec des gestes désespérés des bras, tentent d'écarter cette montagne de chair noire hurlante qui les recouvre. Titubants, ils parviennent à rejoindre leur voiture et à s'y enfermer. Instantanément les corbeaux les abandonnent et retournent sur le corps allongé...
Sans perdre de temps, le conducteur approche la voiture le plus près possible de l'endroit du drame. Alors il ouvre brusquement la portière et, aidé de son compagnon, il tire la jeune femme à l'intérieur.
Ils l'installent sur le siège arrière. Son corps n'est plus qu'une plaie... Ils écrasent a coups de pied, à coups de poing les corbeaux qui sont entrés en même temps dans la voiture. Ils pensent que le cauchemar est terminé. Ils se trompent. C'est maintenant qu'il commence vraiment...
Après avoir été un instant désorientés, les oiseaux, dans un bruit épouvantable, foncent sur eux. Ils attaquent la voiture !
En une seconde, la masse noire les recouvre. C'est un fracas assourdissant. Les corbeaux cognent sur le capot, sur les portières, sur le toit, sur les vitres. Les yeux agrandis d'horreur, les occupants de la voiture voient des centaines de becs jaunes au pare-brise et aux fenêtres, qui frappent et qui frappent. Le conducteur se met à crier :
- Ils vont faire éclater les vitres ! On est fichus...
Mais son compagnon crie à son tour :
- Non, je viens de comprendre... Démarre et avance tout droit pendant dix mètres. Là, je sortirai. Quand je frapperai à la portière, tu m'ouvriras. Dépêche-toi. C'est notre seule chance !
Le conducteur, sans comprendre, s'exécute. L'autre sort d'un bond et disparait...
Au volant, le conducteur attend. C'est long, interminable. Dans un bruit de grêle, de mitrailleuse, les becs continuent à marteler les vitres... Il n'ose imaginer la ruée immonde si les vitres cédaient. Des milliers de tueurs jaillissant ensemble dans cet espace clos, les prenant aux yeux, à la gorge...
On cogne à la portière. Il ouvre. A sa surprise, c'est un chien qui bondit dans la voiture, puis son collègue, le visage tailladé... Et au même instant, ce n'est plus de la surprise qu'il éprouve, c'est de la stupeur...
Comme par enchantement, tous les corbeaux viennent de s'envoler... Ils ont disparu dans les airs. Le bruit épouvantable a cessé. On n'entend plus que le gémissement continu de la jeune femme.
Tandis qu'ils foncent vers l'hôpital pour y conduire Ulla Nielsen, dont les blessures sont heureusement superficielles, le gendarme explique ce qui vient de se passer :
- Tout à l'heure, en arrivant, j'ai vu le chien dans les buissons. Il était hors de portée des oiseaux et il tenait quelque chose dans la gueule. Quand tu m'as déposé, j'ai sauté dans les buissons à mon tour. Dans sa gueule, il avait un jeune corbeau qui n'était pas mort et qui poussait de petits cris. Je le lui ai arraché et je l'ai jeté sur le chemin. Un corbeau l'a vu, s'est approché de lui et il est allé vers les autres. C'est à ce moment qu'ils se sont tous envolés...
Oui, c'étaient les appels de détresse d'un jeune oiseau qui les avaient tous rendus fous, à cause de l'orage sans doute. Ils voulaient simplement lui porter secours.

A MORT, DARLING !
P187-P197


10 septembre 1974. Gérard Lemoine pousse le portail blanc de la coquette villa qu'il habite avec sa femme, à Lebourdin, dans le Loiret. Il jette un coup d'oeil à sa montre : 20 heures... Il s'est un peu attardé en rentrant du bureau parce qu'il appréhendait de se retrouver seul avec sa femme. Maintenant il va devoir subir la scène inévitable avec Nathalie... Si elle est là...
Gérard Lemoine range sa voiture dans le garage à côté de celle de son épouse. Il est vêtu d'un costume de bonne coupe, comme il convient à un cadre de banque. A 45 ans, il est resté bel homme. Il est blond, grand, son visage dégage une incontestable sympathie. Pourquoi faut-il que Nathalie ne soit pas de cet avis ? Cela fait longtemps déjà qu'elle s'est détachée de lui et, depuis quelques mois, c'est pire encore...
Une forme noire se précipite entre ses jambes. C'est Darling, le chien de la maison... Non, pas "le chien de la maison", le chien de Nathalie, de Nathalie et de... l'autre. Gérard Lemoine lance un violent coup de pied en direction de l'animal et lui jette d'une voix sifflante :
- Sale bête !
Darling pousse un petit grognement mais ne s'enfuit pas. Il s'éloigne de quelques mètres et regarde son maître, assis sur son derrière. C'est le bâtard dans toute sa splendeur : une grosse bête au pelage noir et aux longues oreilles, qui tient du labrador et de l'épagneul. Il reste là à le regarder, avec ses grands yeux, sa grosse langue rouge frémissante...
Gérard Lemoine s'approche de lui en répétant :
- Sale bête !
Un cri de colère éclate derrière lui : Nathalie Lemoine est plantée sur le seuil du garage. C'est une petite femme aux cheveux châtains. A 40 ans un peu passés, elle n'a rien perdu de son charme fait de fraîcheur et de vivacité. Elle dévisage son mari avec une profonde expression de mépris. Gérard Lemoine vient vers elle. Elle le repousse sèchement :
- Laisse-moi ! Tu viens du café, n'est-ce pas ?
Elle tourne les talons et se dirige vers la maison. Gérard la suit en compagnie de Darling.
- Nathalie, écoute-moi...
Mais Nathalie ne l'écoute pas. Elle le laisse planté là et monte l'escalier en direction de sa chambre :
- Je t'ai préparé à manger. Moi, j'ai déjà dîné. A demain...
Gérard Lemoine se laisse aller dans le canapé... Nathalie n'a rien à lui reprocher, elle s'ennuie avec lui, c'est tout. Et c'est aussi ce qui pouvait arriver de pire. Qu'y a-t-il de plus grave que l'ennui ? C'est quelque chose qui ne se raisonne pas, qui ne se combat pas... S'il n'était pas aussi pris par son travail ou si Nathalie travaillait de son côté, il n'y aurait pas de problème. Mais Nathalie ne travaille pas : elle ne veut pas. Cela vient de son éducation, de ses parents... Alors, elle occupe ses journées à sa manière. Elle passe son temps avec le voisin, Paul Rozier, l'éleveur de faisans, ce personnage grotesque qui joue au gentleman-farmer. Gérard Lemoine n'a jamais voulu savoir exactement la vérité, par pure lâcheté, niais intérieurement il est sûr...
Il tape du poing. Non, cela ne peut plus durer. Il faut qu'il fasse quelque chose ! Darling saute sur le canapé et se couche à ses côtés en frétillant... Il le chasse d'une bourrade. Il hait ce chien que Paul Rozier a offert à Nathalie l'année dernière. Elle l'a appelé Darling. S'il fallait une preuve de ce qu'il y a entre eux, c'en serait une ! Darling, "Chéri", quel nom plus ridicule pour ce bâtard abominable ! Mais non, hélas ! Ce n'est pas ridicule, c'est triste à pleurer : c'est la manifestation tangible, vivante de son infortune !
Gérard Lemoine se lève du canapé. Il vient de prendre une décision : il va commettre un meurtre !... Oui, un meurtre, car c'est bien d'un crime passionnel qu'il s'agit.

11 septembre 1974. Comme d'habitude, Gérard Lemoine tarde à rentrer chez lui. Ce soir-là, au sortir de sa banque, au lieu d'aller prendre sa voiture, il s'est assis sur un banc, à côté d'un clochard qui a demandé une cigarette. Il ne connaît pas son nom : c'est la première fois qu'il le voit dans le quartier et c'est pour cela sans doute qu'il se laisse aller à parler... Car Gérard Lemoine a besoin de parler.
- Je vais te faire une confidence : je vais commettre un meurtre !
- T'es un rigolo, toi !
- Non, mon vieux ! pas un rigolo, un futur assassin !
- Et quand tu veux faire ça ?
- Demain... Je vais même te dire comment. Près de chez moi, en bordure d'un chemin dans la forêt, il y a une fondrière. Je l'emmène avec moi jusque-là, et, au bon moment, ni vu ni connu, je le pousse. Personne ne peut sortir de ce truc-là !
Le clochard hausse les épaules.
- Le type ne voudra jamais te suivre. Il ne sera pas assez fou.
- Si, mon vieux, il sera assez fou... Et le plus fort c'est que je ne serai même pas soupçonné...
Le clochard regarde son compagnon de rencontre avec méfiance.
- Toi, tu te moques de moi, ou alors il y a un truc...
Gérard Lemoine se lève et part d'un petit rire sinistre.
- Tu as raison, mon vieux, il y a un truc...

12 septembre 1974, dix heures du matin. Caché derrière un buisson, Gérard Lemoine observe sa maison. Tout à l'heure, en arrivant à la banque, il s'est plaint d'un malaise. Son directeur l'a laissé rentrer chez lui sans difficulté; il faut bien qu'il y ait un avantage à avoir été un employé modèle pendant des années...
C'est l'heure où Nathalie va faire ses courses. La voie est libre. Gérard Lemoine pousse le portail, ouvre la porte de la villa, et se met à siffler.
- Darling !
Darling accourt en poussant des aboiements joyeux. Gérard Lemoine le flatte de petites caresses.
- Allez, viens, mon chien. On va aller se promener tous les deux.
Et, suivi de Darling, il franchit le portail. Il prend la direction de la forêt. L'animal, ravi de cette sortie inattendue, exprime son allégresse en courant à droite et à gauche... Gérard Lemoine se met à lui parler.
- On va à la fondrière, Darling. Tu sais ce que c'est, une fondrière ? Non. tu ne sais pas. Tu ne sais rien... Tu ne sais même pas que je te hais. Ce n'est pas de ta faute, note bien. Ce n'est pas de ta faute si l'autre t'a donné en cadeau à Nathalie. Mais tu comprends, chaque fois que je te vois, je pense à lui. Et ça, c'est trop dur. Je ne peux plus !... Tu comprends, Darling ?
Le chien s'est mis à sauter aux côtés de son maître. réclamant visiblement qu'il lui lance un bout de bois pour aller le chercher. Gérard Lemoine accélère le pas. Il évite de regarder l'animal qui veut jouer avec lui, mais il continue à lui parler.
- Tu penses que je suis un lâche ? C'est vrai... Je vais me venger sur toi, un être sans défense, pire, le seul qui m'aime peut-être... Mais il faut me comprendre, Darling. Après, j'achèterai un autre chien à Nathalie. Ce sera un chien que je lui aurai donné, moi. Alors peut-être qu'elle sera touchée et qu'elle me reviendra...
Gérard Lemoine s'arrête... C'est là. Il regarde le trou marécageux qui borde le sentier. Il sent une légère nausée l'envahir... D'une brusque poussée, il projette l'animal et s'éloigne en se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les gémissements.
Lorsqu'il rentre le soir à la maison, il trouve, comme prévu, Nathalie au désespoir.
- Tu n'as pas vu Darling ?
- Je ne vois pas comment ! Il n'est pas venu me dire bonjour à la banque.
Nathalie serre nerveusement son mouchoir contre sa bouche.
- Je ne comprends pas... Je l'avais enfermé dans la maison, j'en suis sûre.
Gérard s'approche de sa femme, la prend dans ses bras... Miracle, elle se laisse faire...
- Ma pauvre chérie ! Il va revenir... Et puis si jamais il ne revenait pas, je t'en offrirais un autre.
Nathalie pleure doucement contre son épaule... Gérard Lemoine est bouleversé. Tout va recommencer comme avant. Il a sauvé leur couple, leur bonheur... Il doit faire un immense effort sur lui-même pour cacher sa joie.

13 septembre 1974, sept heures du matin... Gérard Lemoine se réveille. Pour lui, c'est l'aube d'une merveilleuse journée. C'est la première fois depuis des mois que Nathalie a accepté de ne pas faire chambre à part. Tout cela parce que la veille il a tué son chien, le malheureux Darling. Oh, il ressent bien un peu de remords envers ce pauvre animal, mais qu'est-ce que tout cela à côté du bonheur retrouvé ?... Et puis, dès demain, il y aura un nouveau chien à la maison, celui qu'il va offrir à Nathalie. Voyons, quelle race choisir ? Car ce sera un chien de race, bien sûr. Un cocker, un lévrier ? Non, plutôt un labrador... Darling ressemblait un peu à un labrador. Il va acheter un labrador noir... Nathalie ne pourra qu'être touchée.
Un aboiement plaintif retentit à l'extérieur... Gérard Lemoine a un sursaut ! Ce n'est pas vrai ! Il rêve ! Il ouvre la fenêtre... Non, il ne rêve pas : Darling est là, qui se traîne sur la pelouse, maculé de boue des pattes aux oreilles, poussant de petits gémissements. Nathalie elle aussi a entendu... Elle quitte la chambre en courant :
- Darling ! Darling !
Gérard Lemoine retrouve tout à coup son sentiment de haine contre l'animal et son désespoir de voir sa femme lui échapper. Tout recommence comme avant ! Mais maintenant, ce n'est plus tolérable. Il a goûté un instant au bonheur d'autrefois, il y a cru. Et tout s'écroule à cause de ce maudit chien qui est parvenu à sortir de la fondrière. Il faut qu'il meure...
Depuis la fenêtre, Gérard regarde sa femme s'affairer auprès de Darling avec des exclamations d'horreur... Rien ne sera possible tant que l'animal ne sera pas totalement rétabli. Nathalie ne le lâchera pas. Elle sera toujours là à le soigner, à le bichonner. La prochaine tentative ne pourra pas avoir lieu avant une quinzaine de jours...
Gérard Lemoine passe en revue les divers moyens possibles... Refaire le coup de la fondrière, exclu : la confiance de Darling a ses limites. Pas possible non plus de le tirer comme un lapin : il n'y a pas d'arme à feu à la maison et en acheter une paraîtrait suspect. Gérard écarte avec un frisson la perspective du couteau : il ne pourrait jamais, il est trop sensible, ou trop lâche. Alors, les boulettes empoisonnées ? Oui, peut-être... A moins que...
Le visage de Gérard Lemoine est traversé d'un sourire mauvais... Il vient d'avoir une idée radicale... Radicale et abominable...

29 septembre 1974. Ce jour-là Gérard Lemoine, après être allé à sa banque pour annoncer qu'il était malade, rentre précipitamment chez lui. Il appelle le chien... Darling n'a gardé aucune trace du drame. Il a de nouveau le poil luisant. Il regarde son maître de ses grands yeux.
- Allez, viens. Darling ! On a à faire tous les deux...
Gérard Lemoine ne prend pas le chemin de la forêt. Il se dirige vers une ancienne carrière abandonnée, à proximité du Loing. Il a déjà repéré l'endroit, d'accès difficile. Il y a des éboulements et personne n'ose s'y aventurer.
Darling a retrouvé son plaisir de gambader. Il décrit des cercles autour de son maître pour l'encourager à courir avec lui. Dans sa main gauche, Gérard Lemoine tient la laisse du chien, dans sa main droite un objet qu'il vient de sortir de sa poche : un bâton de dynamite. Il s'est souvenu, il y a quinze jours, de cet explosif qu'avaient abandonné les entrepreneurs quand ils ont construit la villa. Avec cela, il n'y aura pas de troisième fois. On peut se sortir d'une fondrière, mais pas de l'explosion d'un bâton de dynamite...
Darling et son maître sont arrivés dans la carrière. L'animal dévale les pentes avec agilité. Gérard Lemoine avance plus prudemment. Voilà... Ici, c'est parfait. A perte de vue, rien qu'une étendue désertique, chaotique, de terre et de cailloux... Gérard Lemoine soulève une grosse pierre et coince la laisse dessous. Il tire quelques coups secs. Elle tient... Il appelle :
- Darling ! Viens, mon chien !
Darling obéit et son maître fixe la laisse au collier. L'animal est un peu surpris; il n'a pas l'habitude de porter la laisse. Mais il se met à aboyer joyeusement quand il voit Gérard approcher la dynamite. Il doit sans doute penser à un bâton que son maître va lancer pour qu'il le rattrape... Gérard Lemoine tire un bout de ficelle de sa poche, attache rapidement l'explosif au collier. Il sort son briquet, la mèche est assez longue, au moins cinq minutes... Bien suffisant pour se mettre à l'abri. Une gerbe d'étincelles jaillit... C'est fait !
Gérard Lemoine court de toutes ses forces. Adieu, Darling ! Cette fois, il n'a aucun regret, aucun. En une minute, il a parcouru deux cents mètres, il doit être déjà hors de portée... Et c'est alors qu'il entend un bruit inimaginable, abominable. Un bruit léger, régulier, familier : le halètement de Darling, le bon chien, le chien fidèle qui suit son maître... Darling est là, gambadant à ses côtés, tout fier de s'être libéré. Darling dont le collier dégage des étincelles d'arbre de Noël... Gérard Lemoine est devenu aussi blanc que les pierres de la carrière.
- Va-t'en, Darling ! Mais va-t'en ! Allez, couché tout de suite !
Docile, l'animal s'assied... Gérard Lemoine reprend sa course, mais le chien s'est relevé en même temps, en quelques sauts il l'a rejoint. Maintenant il se met à tourner autour de lui en aboyant... Combien de temps peut-il rester ? Trois minutes, pas plus... Gérard Lemoine fait un bond pour agripper le collier du chien, mais celui-ci, qui croit à un jeu, s'écarte agilement et attend quelques mètres plus loin... Gérard Lemoine ruisselle de sueur... Perdu, il est perdu !... Non !... Il a encore une chance : le Loing, la rivière, il a encore le temps de s'y jeter.
Les peupliers qui bordent le cours d'eau... Encore quelques mètres... Gérard Lemoine ne voit plus rien, n'entend plus rien, les battements de son cœur sont assourdissants. Il saute... C'est alors seulement qu'il se souvient qu'il ne sait pas nager... Le courant est violent. Gérard hurle, la tête à moitié sous l'eau :
- Darling, au secours !
Il a le temps d'entrevoir une forme noire qui bondit, d'entendre un plouf.
Quelques instants plus tard, il s'accroche au collier, arrachant le bâton de dynamite. Il se laisse emporter sur la rive et s'évanouit.
Quand il reprend conscience, une dizaine de personnes sont autour de lui. Darling tire une grande langue rouge... Gérard Lemoine entend quelqu'un lui dire :
- Vous avez eu une drôle de chance. Faut-il qu'il vous aime votre chien !...
C'est trop d'émotion pour Gérard. En rentrant chez lui, il n'a pas la force de cacher la vérité à sa femme. Il lui raconte tout : les deux tentatives, la fondrière et la dynamite. Et, bien sûr, la réaction de Nathalie est celle qu'il attendait. Cette fois c'est la fin, la rupture, le divorce.

18 décembre 1974. Gérard Lemoine quitte définitivement Lebourdin. Il s'est arrangé avec sa femme : elle gardera la villa et il ira s'installer à Orléans. Depuis qu'ils ont décidé de se séparer, il a curieusement retrouvé son calme... Dans le fond, c'est mieux ainsi. Que Nathalie vive donc avec son gentleman-farmer ; lui, à 45 ans et avec sa situation, il est très capable de refaire sa vie.
Après avoir entassé ses valises dans sa voiture, Gérard Lemoine adresse un petit salut à son ex-femme et démarre... La campagne du Loiret, couverte de neige, lui semble plus belle que jamais. Toute cette étendue blanche, sans tache... Il a un sursaut. Si, il y a une tache : un chien noir qui court derrière la voiture, à perdre haleine...
Quand Darling a sauté sur le siège du passager, par la portière ouverte, Gérard Lemoine a eu du mal à se défendre de ses coups de langue.
- Allez, Darling, arrête ! On va chez nous. Allez, couché, sale bête !

LES HUIT PATTES DE LA PEUR
P206-P212


Vous avez peut-être entendu parler de Jean-Paul Steiger, fondateur, en 1956, des clubs "Jeunes amis des animaux" et, quelques années plus tard, des clubs "Chouette" qui regroupent en France, et même dans le monde entier, les enfants qui veulent venir en aide aux animaux maltraités.
La vocation de Jean-Paul Steiger lui est venue à 8 ans. Un jour, cet enfant qui n'aimait pas spécialement les bêtes s'est mis brusquement à les aimer. Tout cela parce qu'il a rencontré Fifine, une araignée...

1950 : Jean-Paul Steiger a 8 ans. Son école est à quelques rues du pavillon où habitent ses parents, dans la banlieue parisienne. Le jeune Jean-Paul est d'une nature rêveuse, ses études ne l'intéressent qu'à moitié. Sa maîtresse l'a surpris plus d'une fois les yeux perdus au-dessus de son livre ou de ses cahiers, et il lui est arrivé de faire l'école buissonnière.
Pourtant, sa maîtresse l'aime bien. S'il n'est guère travailleur, il est intelligent et, quand il veut s'en donner la peine, il obtient de bons résultats. Tout irait donc bien pour Jean-Paul s'il n'y avait l'épreuve hebdomadaire, le cauchemar du vendredi après-midi : le cours de chant...
Car le professeur de chant n'est pas comme la maîtresse. Il s'est mis en tête que tous les enfants pouvaient, savaient et devaient chanter. Or. Jean-Paul a une voix affreuse, il n'a pas la moindre oreille et confond toutes les notes de la gamme. Bref, il est très mauvais en chant et il a horreur de cela.
Aussi, le professeur l'a tout de suite remarqué et l'a pris en grippe. A chaque cours, systématiquement, il l'interroge :
- Nous allons chanter la mélodie de la semaine dernière. Vous tout seul d'abord, Steiger...
Le malheureux Jean-Paul ouvre alors la bouche pour émettre quelques sons lamentables et c'est l'inévitable explosion de colère :
- C'est mauvais, très mauvais, monsieur Steiger... Je suis sûr que vous le faites exprès. Vous aurez 0 !
Pour Jean-Paul, la vie à l'école devient une angoisse à cause du vendredi... Il en rêve, de ce vendredi. La voix acide de son professeur de chant résonne dans ses oreilles le matin. Par moments, Jean-Paul imagine une vengeance, mais pas n'importe laquelle, une vengeance terrible, mémorable. Et il n'en voit qu'une : les araignées. Car il se trouve que le professeur de chant a une faiblesse : il n'est pas très courageux et, plus précisément, il a une peur bleue des araignées. Un jour, il en a découvert une sur le plancher de la classe. Il est devenu subitement tout blanc. Il s'est mis à crier d'une voix encore plus acide que d'habitude :
- Débarrassez-moi de cette sale bête tout de suite !
C'est un des élèves qui s'est dévoué pour le faire, car il avait bien trop peur pour y toucher lui-même...
L'épisode de l'araignée est resté gravé dans l'esprit de Jean-Paul.
Début mars 1950. Ce jour-là, les parents de Jean-Paul l'ont envoyé à la cave chercher des bûches pour la cheminée. Jean-Paul y va sans rien dire. Mais, s'il l'a toujours caché, il n'aime pas aller à la cave. Il a peur, surtout quand il fait nuit...
En sifflotant pour se donner du courage, Jean-Paul ramasse ses bûches, et, soudain, elles lui tombent toutes des mains, manquant de lui écraser les pieds. Il voudrait crier, mais il est tellement saisi qu'aucun son ne sort de sa bouche...
Du tas de bois vient de sortir une araignée. Mais une araignée comme il n'en a jamais vu, ni en réalité ni dans les livres. Elle est énorme, monstrueuse. Elle a un gros corps noir et huit pattes velues, hideuses. Elle se promène lentement sur une bûche et va dans sa direction...
Jean-Paul, l'instant de surprise passé, au lieu de remonter en hurlant pour se réfugier auprès de ses parents, ne bouge pas. Une idée lui est venue. Une idée plus forte que sa peur... Il pense à la réaction qu'aurait eu à sa place son professeur de chant. Il l'imagine suant à grosses gouttes, il voit son visage passant par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, il entend ses cris horrifiés : "Au secours l Au secours ! Débarrassez-moi de cette bête !". Jean-Paul se met à sourire de satisfaction...
Mais aussitôt son sourire se fige. L'araignée est toujours là. Il l'avait oubliée. Elle est arrivée tout au bout de la bûche. Elle est à peine à un mètre de lui.
Jean-Paul essaye de se raisonner. Il doit fuir. C'est de la folie de rester... En même temps, une autre voix lui dit : "Allons, Jean-Paul, montre que tu es un homme ! Cette araignée, il te la faut pour ton professeur de chant... Tu tiens enfin ta vengeance !".
Jean-Paul remonte chercher un bocal de verre. Quand il revient, il espère, au fond de lui-même, que l'araignée aura disparu. Mais non. Elle est toujours là, sur sa bûche. Elle semble l'attendre... Il faut y aller !
Avec mille précautions, il approche le bocal... L'araignée n'a pas l'air effrayée. Au contraire, elle y pénètre d'elle-même. Rapidement, Jean-Paul visse le couvercle... Voilà, c'est fait. Il n'y a plus qu'à percer quelques trous pour qu'elle puisse respirer... On est jeudi. Demain, c'est le cours de chant...
En s'endormant, après avoir vérifié une dernière fois que l'araignée, cachée sous son lit, ne pouvait pas sortir, Jean-Paul s'abandonne à des rêveries merveilleuses. Il va mettre l'animal dans le tiroir du professeur qui va l'ouvrir au début du cours, comme il le fait toujours. Et alors, alors...
Le lendemain, la matinée passe très vite. Jean-Paul ne tient pas en place. De temps en temps, il jette un coup d'oeil à son cartable anormalement grossi par le bocal qui contient sa prisonnière...
À midi, alors que tout le monde est au réfectoire, Jean-Paul entre dans la classe vide. Il n'en mène pas large, mais il est décidé à aller jusqu'au bout. Son bocal sous le bras, il ouvre le tiroir du bureau. Un quart de tour au couvercle et l'énorme, l'abominable araignée velue sort sans se presser... Le professeur de chant attrapera au moins une jaunisse en la voyant...
Et c'est enfin le moment fatidique. Il est deux heures de l'après-midi. Tonte la classe attend devant la salle de chant.
Jean-Paul est sur des charbons ardents. Mais cinq minutes, dix minutes passent et le professeur ne vient pas. D'habitude il est à l'heure, impitoyablement à l'heure.
Et au lieu de la silhouette du professeur de chant, c'est celle, maigre et longiligne, du directeur qu'on voit arriver.
- Mes enfants, votre professeur de chant est souffrant. Vous allez vous tenir sages pendant une heure.
Pour Jean-Paul c'est un coup du sort : le professeur de chant, qui n'avait jamais été malade depuis des années, choisit précisément ce jour-là pour l'être... Maintenant, il va falloir récupérer l'araignée qui est toujours dans le tiroir.
A la fin de l'heure, Jean-Paul s'attarde dans la classe. Une fois que tout le monde est parti, il sort rapidement son bocal. Franchement, il n'est pas brave. Si on le surprenait en ce moment, il n'ose pas penser à ce qui lui arriverait.
Mais tout se passe bien. L'araignée regagne gentiment son bocal, comme si elle le reconnaissait, comme si elle avait envie de rentrer chez elle...
Seulement, une fois à la maison, Jean-Paul se trouve devant un grave problème. Que va-t-il faire de sa bestiole ? Que va-t-il dire à ses parents ? Car il n'est pas question qu'il s'en sépare avant le retour du professeur de chant.
Alors, il imagine un mensonge. Il montre le bocal à son père et à sa mère et leur déclare :
- C'est la maîtresse qui m'a confié cette araignée pour une leçon de sciences naturelles. Elle m'a demandé d'en prendre soin.
Les parents de Jean-Paul sont un peu surpris. Son père lui déclare, après avoir examiné l'animal, qu'il est inoffensif, ce qui rassure tout de même Jean-Paul.
Mais maintenant, le voilà obligé de partager sa chambre avec l'araignée pendant au moins une semaine, jusqu'au prochain cours de chant. D'abord, se dit-il, il faut lui donner un nom. Sans trop savoir pourquoi, il la baptise Fifine. Et puis il faut la faire manger. Aussi, il va chercher une belle feuille de salade qu'il glisse dans son bocal.
Deux ou trois jours passent. Jean-Paul s'est habitué à retrouver Fifine en rentrant de l'école, le soir. Il la met à côté de lui tandis qu'il fait ses devoirs. Depuis qu'il sait qu'elle n'est pas dangereuse, il n'en a plus peur. Il l'examine à travers le verre épais. Il la regarde s'agiter avec ses huit pattes. II détaille sa drôle de tête qui prolonge son corps velu. La seule chose qui l'ennuie, c'est que Fifine n'a absolument pas touché à sa salade. Alors, le soir à table, il questionne son père :
- Papa, qu'est-ce que ça mange, les araignées ?
Son père lui répond sur un ton d'évidence :
- Des mouches, bien sûr.
Pendant les jours qui suivent, Jean-Paul se livre à une activité pour le moins inattendue : la chasse aux mouches. Chez lui, il reste des heures devant les vitres dans l'espoir d'attraper un insecte. Dès qu'il a pu en capturer un, il va le déposer dans le bocal de Fifine...
Le vendredi suivant est arrivé, et de nouveau le directeur leur annonce que le professeur de chant ne viendra pas, il est toujours malade. Jean-Paul va être obligé de garder Fifine encore une semaine. Mais cela ne l'ennuie plus. Curieusement, il s'est attaché à elle. Oui, il est content de pouvoir la garder encore un peu. Et la nuit même, dans sa chambre, il prend une décision : il ouvre le bocal. Il ne veut plus qu'elle soit prisonnière. Tant pis si elle s'en va. Bien sûr, il a un peu peur qu'elle vienne se promener sur son visage pendant son sommeil, mais après tout, il sait qu'elle n'est pas dangereuse.
Et le lendemain matin, il la retrouve sur sa table de nuit. Fifine est là, elle semble lui dire bonjour à son réveil.
Des jours passent encore. Le professeur de chant, sans doute sérieusement malade, n'a toujours pas réapparu. Jean-Paul, à sa grande surprise, a réussi à apprivoiser son araignée. Fifine est devenue une amie. Maintenant elle vient manger dans sa main les mouches qu'il lui présente. Jean-Paul a découvert que tous les animaux, même les plus laids, les plus inquiétants en apparence, peuvent vous donner quelque chose, à condition qu'on les aime.
Le professeur de chant est rentré au bout d'un mois. Mais pour Jean-Paul, il n'était plus question de vengeance : sacrifier Fifine aurait été une chose abominable, un crime. Fifine était à lui pour toujours.
C'est ainsi que le professeur de chant a échappé sans le savoir à la plus belle peur de sa vie. Mais, sans le savoir également, il a contribué à la naissance d'une vocation. Car, dès ce moment, Jean-Paul a eu la passion des animaux et il a décidé de leur consacrer sa vie.

LES DAUPHINS NOUS AIMENT
P246-P254


La goélette Penguin qui assure la liaison entre Sydney en Australie et Wellington en Nouvelle-Zélande arrive au terme de son voyage. Elle vient d'entrer dans la baie de Tasman. Demain, elle franchira le détroit de Cook et ce sera le port de Wellington.
Le commandant Nelson Dillworth a tout du vieux loup de mer : barbe et moustache grises, pipe toujours au bec. Cela fait plus de quarante ans qu'il parcourt cette région des mers du Sud, dont il connaît mieux que personne toutes les particularités, tous les pièges.
Par exemple, cette barre de nuages gris qui vient d'apparaître à l'horizon... Bien qu'on soit en plein été austral, ce 4 février 1903, c'est un signe qui ne trompe pas : dans quelques heures, le vent va se lever d'un seul coup et il y aura des creux énormes. Cela juste au moment où il faut aborder la partie la plus délicate du voyage : la French Pass, qui sépare la Nouvelle-Zélande du Sud de l'île d'Urville, et qui donne accès au détroit de Cook.
Le commandant Nelson Dillworth quitte sa cabine et se dirige vers la poupe. Le pilote qu'il a engagé, Francis Burbage, est un excellent marin, mais c'est la première fois qu'il effectue ce trajet et dans ces conditions.
Au poste de pilotage, Francis Burbage affiche un air soucieux. C'est un homme râblé de 35 ans environ. Son teint hâlé indique qu'il a jusqu'ici voyagé surtout dans des mers plus chaudes.
- Je suis heureux de vous voir, commandant. Ces nuages, là-bas, ne me disent rien de bon...
- C'est parfaitement exact, Burbage. Nous allons avoir un coup de tabac.
- Et je viens d'étudier la carte. La French Pass est très mauvaise : des récifs, des hauts-fonds, des courants. Par gros temps, cela me semble très risqué. Nous devrions peut-être faire le détour.
Le commandant Dillworth tire une bouffée de sa pipe :
- Ne vous inquiétez pas. Gardez le cap et tout ira bien.
- J'admire votre calme, commandant.
- Bien sûr, vous ne pouvez pas savoir puisque c'est la première fois.
- Savoir quoi, commandant ?
- L'existence de Jack...
Le vent a fraîchi. La goélette Penguin glisse maintenant rapidement sur les flots. Francis Burbage se tourne vers son commandant, l'air perplexe :
- J'avoue que je ne comprends pas.
- Jack nous attend, Burbage. Il est déjà sûrement là, à l'entrée de la French Pass. Nous n'allons pas tarder à le voir...
Cette fois, le pilote a l'air franchement inquiet.
- Allons, commandant, vous n'allez pas me dire que vous croyez à l'une de ces histoires de fantôme ?
Nelson Dillworth a un petit rire :
- Jack n'est pas un fantôme, Burbage. C'est bien plus extraordinaire que cela !
Oui, c'est bien plus extraordinaire que cela et le commandant Nelson Dillworth, après avoir donné des ordres pour faire réduire la voilure, satisfait enfin la curiosité de son pilote.

- Jack est une des plus étonnantes histoires de la mer, une des plus belles aussi. Tous ceux qui font le trajet entre Sydney et Wellington la connaissent. Heureusement pour eux d'ailleurs, sans quoi beaucoup ne seraient pas là pour la raconter... Jack est un dauphin.
- Un dauphin ?
- Un dauphin. Il n'y a aucun doute à ce sujet.
Les vagues se sont creusées davantage. Le Penguin embarque maintenant quelques paquets d'écume. A la barre, Francis Burbage surveille son cap, mais il est encore plus attentif à ce qu'est en train de lui dire le commandant.
- Jack est une vieille connaissance. C'est un vieux loup de mer à sa manière. La première fois qu'on l'a vu, c'était en 1871, il y a trente-deux ans. Un schooner américain, le Brimble, qui faisait la liaison Boston-Sydney, était en difficulté à l'entrée de la French Pass. Il faisait un temps comme aujourd'hui... C'est alors que Jack est sorti de l'eau : un grand dauphin gris-bleu qui faisait des bonds tout autour du navire. Il a joué à ce jeu-là pendant quelque temps et il est parti devant, toujours en sautant. Le capitaine a pris la décision de le suivre. Et c'est ainsi que tout le monde s'en est sorti...
- C'est effectivement troublant, mais c'est peut-être une coïncidence.
- C'est ce qu'on a pensé alors. Seulement depuis, chaque fois qu'un bateau se présente devant la French Pass, d'un coté comme de l'autre d'ailleurs, Jack vient à sa rencontre et le guide. Depuis trente-deux ans, grâce à lui, il n'y a pas eu de naufrage, alors que c'était un des endroits les plus mortels de la mer de Tasman.
Francis Burbage émet un sifflement prolongé.
- Je suis heureux d'être là pour voir cela !...
Le ciel est maintenant entièrement couvert. La mer a pris une teinte grise. Le commandant regarde les flots, loin en avant.
- Et il s'en est fallu de peu que vous ne puissiez pas le voir. Jack a bien failli ne pas être au rendez-vous...
- Pourquoi ?
- A cause de la sottise et de la méchanceté humaines, les seules choses qui ne fassent pas bon ménage avec la mer... Cela s'est passé ici, sur le Penguin, il y a six mois, lors de mon dernier voyage vers Sydney.
Et le commandant Nelson Dillworth raconte à son pilote le navrant épisode survenu six mois plus tôt...

C'était le 15 août 1902. La goélette, ce jour-là, se présente à la French Pass dans l'autre sens, en provenance de Wellington. C'est le plein hiver austral. Le vent est glacial, mais le ciel est dégagé et la mer relativement calme. Au moment attendu, Jack apparaît. Il fait des bonds joyeux. Il semble particulièrement en forme. Il saute parfois à près de dix mètres. C'est un ballet merveilleux, étourdissant. Puis, après ces cabrioles, il semble se dire qu'il est temps de passer aux choses sérieuses, plonge une dernière fois et reparaît devant la proue pour commencer son guidage. Nelson Dillworth, qui se tient près de la barre, voit alors venir vers lui un homme très excité.
C'est Howard Mac Kenzie, un explorateur américain qu'il a pris comme passager. Mac Kenzie se rend en Nouvelle-Guinée pour le compte d'une société privée. Un personnage tout à fait déplaisant, sûr de lui, vantard, grossier, le style cow-boy. Il a essayé à plusieurs reprises, depuis le début de la traversée, de raconter ses exploits au commandant, mais celui-ci l'a envoyé promener...
Howard Mac Kenzie désigne du doigt l'avant du navire :
- Qu'est-ce que c'est que cette bestiole, commandant ?
- Un dauphin. Fichez-moi la paix, je suis occupé.
- Cela fait une chouette cible ! Pourquoi vous ne dites pas à vos hommes de le tirer ? Eh bien, répondez-moi, commandant !
- Je ne réponds pas aux questions stupides, monsieur Mac Kenzie ! Maintenant, partez. Vous n'avez rien à faire ici !
L'Américain n'insiste pas et disparaît... Suivant fidèlement les évolutions de Jack, Nelson Dillworth et son pilote continuent leur navigation délicate à travers les récifs de la French Pass.
C'est alors que Dillworth pousse un cri et abandonne précipitamment son poste. II court vers la proue.
- Arrêtez ! Arrêtez, nom de Dieu !...
Howard Mac Kenzie, posément installé contre le bastingage avant, est en train de viser Jack avec sa Winchester. Avant qu'il n'ait eu le temps de tirer, le commandant lui saute dessus, l'envoie rouler par terre et lui arrache sa carabine.
- Espèce de fou !
L'explorateur se relève, l'air ahuri.
- Qu'est-ce qu'il vous prend ? J'allais l'avoir.
- Descendez immédiatement dans votre cabine ! Et si vous en sortez sans mon autorisation, je vous fais mettre aux fers, compris ?
- Mais enfin, commandant, qu'est-ce qu'elle a de spécial, cette bestiole ?
- Descendez, monsieur Mac Kenzie !...
La traversée de la French Pass s'effectue sans encombre, malgré l'incident. L'île d'Urville s'éloigne par tribord arrière. C'est le moment peut-être le plus émouvant du passage : le ballet d'adieu de Jack. Tous les marins se mettent à la passerelle et agitent leurs casquettes en poussant de grands cris.
- Au revoir, Jack ! Au revoir, Jack !...
Le dauphin saute allègrement auprès du Penguin. D'habitude il fait deux cercles autour de lui avant de disparaître pour aller accueillir un autre navire. Mais il n'a pas achevé son premier tour qu'un claquement retentit. On voit Jack, au sommet d'un de ses sauts, exécuter une curieuse cabriole et retomber dans l'eau comme une masse inerte. Il se débat quelques instants à la surface puis s'enfonce dans les profondeurs en laissant derrière lui un sillage rouge...
Nelson Dillworth hurle :
- Le salaud ! Il a tiré de sa cabine...
Howard Mac Kenzie a passé le restant de la traversée aux fers et l'équipage du Penguin a failli le lyncher...
Tel est le récit que fait le commandant à Francis Burbage, son nouveau pilote. Ce dernier l'a écouté avec une attention soutenue.
- Et vous êtes sûr que Jack est toujours en vie ?
- Oui. C'est un de mes collègues qui me l'a dit. Il a fait la traversée de la Pass trois mois après nous et Jack était bien là...

La pluie s'est mise à tomber. La visibilité diminue dangereusement. Les deux hommes scrutent les abords du Penguin. L'île d'Urville est à quelques miles : c'est l'entrée de la French Pass... Francis Burbage pousse un cri :
- Là, commandant !
Effectivement, c'est Jack. Il n'est pas très facile de le voir dans l'orage, avec sa couleur gris-bleu, mais c'est bien lui. Il ne fait pas comme d'habitude ses joyeuses et vertigineuses cabrioles. Il se contente de petits sauts. Les suites de sa blessure sans doute. D'ailleurs, il ne s'attarde pas à cette phase préliminaire. Il rejoint rapidement la proue et commence le guidage... Malgré lui, Francis Burbage est nerveux.
- Je dois absolument le suivre, commandant ?
- Absolument.
Le pilote donne un tour de barre.
- C'est ma plus extraordinaire aventure en mer !
Et l'extraordinaire aventure commence... Le pont du Penguin est balayé de toutes parts à la fois par les paquets d'écume et les rafales de pluie. Devant, la petite tache gris-bleu est à peine visible, mais Francis Burbage s'y accroche comme un aveugle à son chien. En fait, ce n'est pas lui le pilote, c'est Jack. C'est Jack qui va les sortir de ce danger comme il en a sorti des dizaines et des dizaines avant.
Pourtant, depuis quelque temps déjà, Burbage manifeste son inquiétude... Il hurle au commandant, pourtant à un mètre de lui :
- Il se rapproche de la côte !
- Cela ne fait rien, suivez-le !
- Commandant, ce n'est pas possible, il se rapproche encore !
- Suivez-le. sans quoi on est fichus !
Francis Burbage obéit en crispant les mâchoires, mais au bout de quelques instants, il n'y tient plus :
- Non, cette fois non ! Nous allons éperonner ! J'ai étudié la carte. Il faut obliquer par tribord !
Et, sans en avoir reçu l'ordre, il fait tourner désespérément la barre à toute allure... Trop tard. Il y a un craquement épouvantable. Le Penguin se fracasse sur un récif. Il éclate, se disloque. Il y a des hurlements de terreur partout sur le pont...
La suite est un cauchemar... L'eau surgit en geyser du pont brisé. Il n'est pas possible de mettre les canots à la mer. Chacun s'accroche à ce qu'il peut et recommande son âme à Dieu. Nelson Dillworth et Francis Burbage s'agrippent à un même morceau du mât et sont emportés dans les flots.
Lorsqu'ils reprennent conscience de ce qui les entoure, ils sont sauvés. Une vague plus forte que les autres les a jetés sur un îlot au milieu de la passe. Depuis, comme il est normal en cette saison, le coup de vent a cessé aussi brusquement qu'il s'était levé. La mer est redevenue calme et c'est de nouveau le soleil de l'été austral. Les deux hommes regardent autour d'eux. Ils sont seuls. Aussi loin que porte la vue, ils n'aperçoivent pas un seul débris du Penguin ni un seul de ses hommes d'équipage. Le commandant Dillworth se redresse péniblement :
- Je ne comprends pas...
Francis Burbage se masse le corps en grimaçant.
- Moi, je comprends : il l'a fait exprès !
- Vous dites ?
- Je dis qu'il l'a fait exprès. Un animal aussi intelligent que Jack n'a pas pu se tromper. Malheureusement pour nous, il est trop intelligent. Il a de la mémoire et des sentiments : le sentiment de l'injustice et celui de la haine.
Le commandant a la gorge nouée.
- Je n'aurais jamais cru cela...
- Jack est à ce point un animal supérieur qu'il nous ressemble. Il a agi comme nous l'aurions fait en pareil cas : il s'est vengé...
Le commandant Nelson Dillworth est de plus en plus bouleversé.
- C'est de ma faute ! C'est entièrement de ma faute !
- Vous aviez seulement sous-estimé Jack, commandant...
Burbage revient à leur situation présente.
- Maintenant, il ne nous reste plus qu'a attendre le prochain navire. Il en passe souvent ?
- Toutes les semaines environ.
- Il y a pas mal d'eau de pluie dans les trous des rochers. On devrait pouvoir tenir.
Mais soudain le pilote s'interrompt :
- Bon sang, Jack !
- Quoi, Jack ?
- Il ne voudra jamais qu'on nous sauve ! Le prochain bateau qui passera, il l'enverra sur les récifs, comme nous !
Le commandant Dillworth se prend la tête dans les mains.
- Mon Dieu, les malheureux !
Francis Burbage termine d'une voix morne :
- Et nous, nous sommes fichus !

Le pilote se trompait. Six jours plus tard, un schooner hollandais, le Batavia, les recueillait à son bord, après avoir aperçu leurs signaux. A l'avant du navire, une forme gris-bleu sautillait. C'était Jack. Seule la silhouette du Penguin avait été enregistrée dans son esprit de dauphin, les autres navires restaient pour lui des amis...
Et il a continué longtemps de les guider à travers les périls et les traîtrises de la French Pass, entre la Nouvelle-Zélande du Sud et l'île d'Urville. Exactement jusqu'en 1912, où plus personne ne l'a vu.
Cette fois, Jack le dauphin était mort, après quarante et un ans d'une extraordinaire carrière de pilote. Quarante et un ans pendant lesquels il avait accompli sans faille sa mission. A une exception près. Mais elle n'était due qu'à la bêtise et à la méchanceté des hommes.

LE GOUFFRE DE LA VACHE MORTE
P375-P381


- Caramba ! Caramba ! Où es-tu encore, sacrée bestiole ? Viens ici ! Non, ce n'est pas possible ! Tu dois rassembler les moutons, pas les mordre !
Caramba, une sorte de griffon, une chienne de 3 ans, regarde son maître, le père Salvador, avec dans le regard un mélange d'interrogation et d'incompréhension. On dirait qu'elle demande : "Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Tu me dis de rassembler les moutons, eh bien ! je les rassemble. Mais certains sont imbéciles. Si je ne leur mords pas un peu les pattes, ils refusent de comprendre. Alors je mords. J'aboie d'abord et je mords ensuite. Ce n'est pas ce que tu veux ?".
Non, ce n'est pas ce que veut le père Salvador :
- Ça fait trois brebis blessées en un seul mois. J'en ai assez de les soigner, de leur voir traîner la patte ! Caramba, si tu ne comprends pas, je vais être obligé de me débarrasser de toi. Je ne peux pas dépenser mon argent à nourrir une chienne qui ne sait pas faire son travail. Ton sort sera vite réglé.
Mais Caramba ne peut lutter contre son instinct. A nouveau elle court derrière le troupeau et, à nouveau, emportée par le désir de bien faire, elle ne peut s'empêcher de mordre une brebis qui s'attarde trop à son gré.
- Caramba ? Ici, couchée ! Au pied !
Salvador attend que Caramba soit à ses pieds. Sa truffe touche le bout des bottes du paysan espagnol.
- Tant pis pour toi, ma fille, tu l'auras voulu !
Il saisit la chienne à bras-le-corps. Caramba remue la queue. Il est rare qu'elle se retrouve entre les bras de son maître. Pour elle c'est une fête inhabituelle.
Salvador, sa chienne entre les bras, gravit une pente de rocaille qui domine le pré. Il vient d'arriver auprès d'un gouffre qui s'ouvre au flanc de la colline. Ce gouffre se nomme Vacamuerta, la "Vache morte". Le nom est assez explicite. Dans ce puits naturel, de temps en temps, une bête égarée loin d'un troupeau dégringole. C'est noir, froid, à pic. Personne n'a jamais tenté d'aller voir en bas ce qui se passe.
Ceux qui s'intéressent à la chose ont tenté de lancer des pierres pour calculer la profondeur du trou, l'instituteur estime qu'il doit y avoir près de soixante-dix mètres de profondeur. Une véritable porte de l'enfer,..
Caramba n'a pas eu le temps de comprendre. Après l'avoir un peu balancée d'avant en arrière, le père Salvador vient de jeter sa chienne dans le gouffre. La bête pousse un cri, un aboiement d'incompréhension, et disparaît en chute libre, avalée par la montagne.
Salvador reste un moment à contempler le trou noir où il vient de jeter l'animal. "On ne sait jamais, avec cette foutue bourrique. Elle serait capable de s'accrocher un peu plus bas et de remonter", se dit-il.
Maïs non, il n'y a rien à craindre. Jamais ni homme ni bête n'est remonté du trou de la Vache morte. Le jour même Salvador se rend au marché du village et négocie l'achat de deux nouveaux chiens, garantis excellents bergers, pour remplacer cette folle de Caramba.

Les saisons changent, l'hiver succède à l'automne. Puis le printemps arrive. Trois ans s'écoulent.
- Dites donc, père Salvador, vous qui habitez tout près du gouffre de la Vache morte, vous n'y avez jamais perdu de bête ?
- Ah ! Ne m'en parlez pas. Depuis trois générations, on en a perdu des vaches, des cochons, des moutons. Il doit y en avoir, des os, dans ce trou. Et pas seulement des carcasses d'animaux. Des hommes aussi.
- Il paraît même que pendant les guerres napoléoniennes, les paysans du coin ont balancé au fond pas mal de soldats français, tout vivants.
- Et pendant la guerre civile aussi, en 1936, il y en a plus d'un qui a fait le grand plongeon là-dedans. Des curés et aussi des rouges. Des hommes et des femmes à ce qu'on dit.
Celui qui parle avec le père Salvador est un jeune homme sportif, un garçon de la ville : Eusebio Millares.
- Père Salvador, c'est vous qui êtes propriétaire du terrain. En quelque sorte c'est vous le propriétaire du gouffre. Je fais partie d'un club de spéléologie et la Vache morte nous intéresse beaucoup. Nous donneriez-vous l'autorisation de tenter une descente là-dedans ?
Salvador hésite :
- Ben, c'est-à-dire... Je suppose que vous me donneriez un petit dédommagement. Quelques pesetas. Vous comprenez, si des gens viennent piétiner chez moi...
Eusebio Millares a un demi-sourire :
- Je ne crois pas que le dommage soit bien grand. Mais je vais voir ce que le club pourrait vous offrir.
Deux semaines plus tard l'équipe de spéléologues est à pied d'œuvre, équipée de cordes, d'échelles, de lampes frontales, de combinaisons et de bottes de caoutchouc. On débroussaille les abords du gouffre. Puis les spéléos descendent à l'aide d'un treuil et disparaissent dans l'obscurité froide de la Vache morte. En haut Salvador et deux membres de l'équipe entament la longue attente. Un poste de téléphone de campagne relie ceux du haut et ceux du bas. Les communications sont difficiles et réduites au minimum.
Salvador commente :
- Je me demande bien ce qu'ils espèrent trouver. C'est des coups à se casser quelque chose.
- Mais c'est passionnant de découvrir ce qu'il y a en bas. Déjà on sait que le fond du gouffre est occupé par une sorte de lac. Si les légendes sont exactes, on pourrait trouver des vestiges intéressants sur le plan historique.
Au fond du gouffre, pendant ce temps, une surprise attend les explorateurs. Dans les profondeurs sombres, venant d'une salle que personne ne parvient à situer, un cri d'animal se fait entendre :
- Qu'est-ce que c'est que ça ? On dirait un loup...
Le cri se renouvelle, douloureux, suppliant.
- Ça me donne froid dans le dos. Ça me fait penser à un chien qui hurlerait à la mort. Ça vient de la droite. Allons voir par là.
Les spéléos, avec précaution, avancent dans la direction du cri. Plus ils se rapprochent, plus l'animal pousse son hurlement de manière continue.
- C'est peut-être un phénomène acoustique : un animal qui hurle près d'un orifice naturel d'une des cavernes. On l'entend comme s'il était tout près, mais en fait il est à l'extérieur.
- Regardez, là, droit devant ! Qu'est-ce que c'est ?
Dans la lumière des projecteurs l'animal que l'on ne parvient pas encore à définir vraiment semble aveugle. La lumière le fait souffrir. Mais le cri de mort s'est transformé en un aboiement joyeux. Joyeux mais très faible...
La bête reste immobile tandis qu'Eusebio s'approche d'elle. C'est un chien, recouvert d'une formidable quantité de poils. Dès que l'animal sent le contact de la main du jeune homme il se met à manifester sa joie en remuant la queue.
- Pas de doute, c'est un chien. Mais qu'est-ce qu'il fait là ?
Avec une corde Eusebio et ses camarades confectionnent un harnais. Une communication téléphonique avec la surface et le chien commence à monter doucement vers la lumière du soleil.
- Allez-y doucement. Ils ont trouvé un chien au fond...
- Un chien ?
La nouvelle se répand très vite jusqu'au village et des badauds accourent. Ils ont le temps car il faudra six heures pour que l'animal parvienne enfin à la liberté. Les conversations vont bon train :
- C'est peut-être une race de chien troglodyte ?
- Ou un nouvel animal tout à fait inconnu.
Salvador fait grise mine.
- Ma chienne Caramba, elle est tombée dans le trou de la Vache morte. Mais ça fait plus de trois ans. Ça ne peut pas être elle. Jamais elle n'aurait survécu.
Et pourtant, dès que l'animal apparaît à la surface, il n'y a plus de doute possible. Après un moment d'hésitation pour réhabituer ses yeux à la lumière du jour, Caramba se précipite... vers Salvador qui, rouge de honte, a un mouvement de recul :
- Qu'est-ce que tu veux, toi ? Tu ne vas pas me mordre comme tu faisais avec les moutons ?
Mais Caramba, sans rancune, exprime sa joie de retrouver... son assassin.
Quand Eusebio et son équipe remontent à la surface, la discussion s'engage. Tous les paysans ont reconnu Caramba, disparue depuis trois ans.
- Comment a-t-elle pu survivre depuis qu'elle est tombée dans le gouffre ?
- Tout d'abord, malgré une chute de plus de soixante mètres, elle a atterri dans le petit lac qui forme le fond du gouffre. C'est un peu miraculeux mais elle n'était pas blessée.
- Oui, d'accord, mais comment a-t-elle survécu pendant trois ans ?
- D'après les constatations que nous avons faites, elle a dû subsister en dévorant la carcasse de deux sangliers qui, eux aussi, étaient tombés dans le gouffre. Mais qui s'étaient tués. En bas la température avoisine zéro degré. Les deux cochons étaient comme conservés au réfrigérateur.
- Pour tenir trois ans !
Salvador intervient :
- Très régulièrement il y a des animaux, gros ou petits, qui tombent là-dedans. Des biches parfois. A chaque fois elle a du s'en nourrir.
- Oui, mais comment s'est-elle protégée du froid ?
- Etant dans une obscurité totale, elle n'a pas fait sa mue comme elle aurait dû, et elle est maintenant comme recouverte d'une triple toison de poils.
Quelques semaines plus tard, Caramba, toute à la joie de retrouver son maître, se remet à courir derrière les moutons. Mais à présent, en suivant peut-être les conseils de Pardo et Nika, les deux nouveaux chiens de Salvador, elle comprend enfin que les moutons sont faits pour être guidés et plus jamais mordus.
Cependant une justice immanente veille. Quelques mois plus tard, au cours d'une nuit d'orage, le père Salvador disparaît. Caramba rentre seule à la maison. Son maître, aveuglé par la pluie pense-t-on, s'est trop approché du gouffre de la Vache morte. Quand on le retrouve au fond, il est mort depuis plusieurs heures...

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