17 mai 2012

Zoo ou l'Assassin philanthrope, de Vercors

Zoo ou l'Assassin philanthrope
Comédie judiciaire,
zoologique et morale
de Vercors

Théâtre

(Mise à jour : ajout du sommaire et des extraits)

On ne naît pas homme, on le devient. Telle pourrait être la morale du procès de Douglas Templemore, impliqué dans "un scandale sans précédent dans toute l'histoire de la justice britannique". Sous le procès hilarant de cet "assassin philanthrope" se cache, outre la satire du colonialisme, la question philosophique fondamentale : qu'est-ce qu'un homme ? Anthropologues, paléontologues, zoologistes et médecins sont appelés à la barre pour en débattre...

Le retentissement de son premier roman, "Le Silence de la mer", a quelque peu occulté les autres œuvres de Vercors, dont la redécouverte s'impose. Richesse du contenu, efficacité du style et humour ravageur l'inscrivent dans la lignée de Voltaire : l'intrigue de Zoo est celle d'un conte philosophique drolatique alliant satire et réflexion morale. La confrontation de la version romanesque (Les animaux dénaturés, 1952) et de la forme théâtrale permet une étude précise du travail de réécriture et de la spécificité du genre dramatique. Quant à l'argument anthropologique servant de cadre à l'investigation philosophique, il permet, tout en s'amusant, d'acquérir les rudiments nécessaires à l'étude de toutes les sciences humaines.

Zoo ou l'Assassin philanthrope, Vercors, Présentation, notes et après-texte établis par Jocelyne Hubert, Editions Magnard, 2003, 184 pages

Pour en savoir plus

- Le site des Editions Magnard
- Les animaux dénaturés, de Vercors

Au sommaire

Présentation
- Vercors : "De la résistance à la philosophie"
- Les intellectuels dans l'histoire
- Structure de "Zoo ou l'Assassin philanthrope"

"Zoo ou l'Assassin philanthrope"
- Texte intégral

Après-texte

- Pour comprendre
. Le texte de théâtre : une parole en situation
. Meurtre dans un cottage anglais
. Un cadavre "très petit, mais déconcertant"
. "Un crâne d'un million d'années" mais "tout récent"
. Paranthropus erectus : le chaînon manquant ?
. Les tropis ont-ils une âme ?
. "Les nègres sont-ils des hommes ?"
. Nous sommes tous des tropis !
. Un assassin "coupable" et "innocent"
. Zoo : une hybridation réussie

- Groupement de textes (extraits) : Le propre de l'homme
. Blaise Pascal, Pensées, 1670
. Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764
. Vercors, Sylva, 1961
. Franz Kafka, La métamorphose, 1999
. Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961
. Nigel Barley, L'Anthropologie n'est pas un sport dangereux, 1997

Information / Documentation
- Bibliographie
- Visites
- Filmographie
- Internet

Structure de "Zoo ou l'Assassin philanthrope"
Extrait, P11-P12

L'action commence à Sunset Cottage, résidence de Douglas Templemore, qui demande au Dr Figgins de constater le décès de son enfant et au policier Mimms de l'arrêter pour meurtre. Le cadavre est celui d'un singe, proteste le médecin ; c'est celui de mon fils, assure D. Templemore, non sans préciser que la mère de l'enfant réside au jardin zoologique et que le cadavre est celui d'un "tropi". Le policier, "désarçonné", procède à l'arrestation (1er tableau).

Au 2e tableau, un premier procès a eu lieu, ajourné. Un second doit s'ouvrir et le ministre de la Justice fait comprendre au juge Draper que l'intérêt de l'Angleterre est en jeu : si les tropis sont des hommes, ils échapperont à la domestication des Australiens, concurrents économiques des Anglais. Mais alors Templemore sera pendu pour meurtre - ce qui contrariera fort Lady Draper, dont la jeune protégée est fiancée du jeune homme.

Interrogés par le procureur Minchett, l'anthropologue Greame et sa fille Sybil déposent sur les circonstances de la découverte des tropis (3e tableau). Le témoignage de Sybil entraîne un flash-back sur les lieux de l'expédition et montre les scientifiques à l'oeuvre au moment de leur découverte fantastique (4e tableau). Le compte-rendu de Sybil se poursuit dans le cadre du tribunal et permet de présenter les conclusions des observations scientifiques : l'anthropologie ne permet pas de se prononcer sur la nature des tropis. Les dépositions se poursuivent dans un crescendo de plus en plus cocasse ; l'audience est suspendue (5e tableau). Le second acte reprend avec le rappel à la barre des témoins : Kreps déclenche un coup de théâtre en faisant intervenir les Papous dans le débat (6e tableau). Un nouveau flash-back nous transporte au camp qui résonne d'un "brouhaha de fête" des Papous : ils font rôtir des tropis, au grand désespoir des savants qui ne peuvent reprocher aux Papous leur cannibalisme sans admettre que les tropis sont des hommes. D'autres "cannibales" entrent en scène, à commencer par un certain Vancruysen, dont l'interrogatoire dévoile les stratégies économiques (7e tableau). Les débats glissent vers l'affrontement éthique entre Knaatsch, s'en tenant au constat de l'évolution des espèces, et Eatons, interprétant les observations de Lamarck comme une preuve de la supériorité "naturelle" de l'homme blanc sur le "nègre". Le tribunal, scandalisé, est de plus en plus perplexe lorsque les jurés demandent à voir les spécimens du Paranthropus erectus, objet du débat (8e tableau). Le tribunal se déplace donc de la Cour de justice au jardin zoologique pour examiner les tropis et délibère sans parvenir à une conclusion satisfaisante (9e tableau). Le juge, dans son cabinet, poursuit ses recherches. Son épouse, en lui servant le thé, fait remarquer que les tropis, ne portant pas de gris-gris, sont nécessairement des bêtes, et Templemore innocent (10e tableau). Les observations de Lady Draper précipitent le dénouement : de retour au tribunal, le juge Draper rappelle les premiers témoins et dirige lui-même les interrogatoires jusqu'à obtenir enfin une définition de l'homme qui fasse l'unanimité et permette à la fois le sauvetage des tropis et l'acquittement de l'assassin philanthrope (11e tableau).

Deux extraits

P68-P70
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Pop vient à la barre et prête serment.
JUSTICE DRAPER : Mon père, la défense nous assure...
MINCHETT : Le témoin est à moi, Votre Honneur.
JUSTICE DRAPER : Bon, interrogez-le.
MINCHETT : Mon père, on vient de nous dire que les questions de langage sont précisément votre affaire. A votre connaissance, les tropis savent-ils parler entre eux ?
POP (levant des mains découragées) : Et que voulez-vous, une fois de plus, qu'on vous réponde ? Qu'est-ce que c'est qu'un langage ? Un assemblage de sons formant des mots, c'est-à-dire des symboles. Combien de sons ? Combien de mots ? Les Grecs, voyez-vous, ont longtemps et vainement disputé pour savoir combien, au minimum, il fallait de cailloux pour former un tas. Etait-ce trois, cinq, sept, neuf ou davantage ? Les Chinois ont soixante mille mots. Nous en avons trente mille. Les Zoulous en ont sept ou huit mille. Les Boschimans, cinq ou six cents. Tout en bas de l'échelle, les Veddahs de Ceylan en ont deux cents ou deux cent cinquante, qu'ils débitent à la queue leu leu sans la moindre ébauche de syntaxe. Est-ce encore un langage ? Chez les tropis, j'ai pu identifier, jusqu'à présent, cent dix-huit cris ou modulations distinctes, ayant chacun sa signification. Est-ce assez pour affirmer qu'ils parlent ? Ou bien en faudrait-il cent cinquante ? Ou bien suffirait-il de cent ? Garner a pu distinguer chez les chimpanzés plus de soixante sonorités diverses. Est-ce qu'ils parlent ? On en distingue quarante chez le corbeau. Nous sommes dans le plus parfait arbitraire.
JUSTICE DRAPER : Mais ces... sonorités, comme vous dites, chez les tropis, sont-elles des cris ou des mots ? S'ils disent simplement "Ouille-ouille-ouille !" quand ils se font mal et "Oh-là-là !" quand ils sont contents...
POP : Et s'ils disent "zut" et "vite" et "stop" et "Hip-hip-hip hourrah !", est-ce que ce sont des cris ou des mots ? Et quand, en Amérique, vous lisez en grosses lettres sur une station-service : HERE EAT CAR WASH ("Ici-mange-auto-lave") est-ce encore du langage articulé ? L'Américain moyen limite son vocabulaire à trois ou quatre cents mots : il vaut donc dix corbeaux ou six orangs-outangs ? Les tropis, je vous l'ai dit, usent de modulations parfaitement distinctes, liées à des significations aux moins aussi précises. Tenez, voulez-vous des exemples ? (Il pousse soudain une série de cris gutturaux.) Cela veut dire : "Attention, danger !" (Autre série de cris.) "Où est passée ma femme - ou ma femelle ?" (Autre série.) "Celui qui touche à ma viande, je l'assomme !" Est-ce là un langage ?
MINCHETT (sérieusement) : Il me semble.
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P74
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MINCHETT : Cependant, professeur, n'est-il pas établi que tous les langages humains se distinguent des langages animaux par la présence ou l'absence d'une même structure fondamentale ?
KREPS : Oui, mais c'est trop simple aussi.
JUSTICE DRAPER : Expliquez-nous cela.
KREPS : Bon. Prenons le chinois et l'allemand. Le chinois est musical et monosyllabique. Selon qu'on prononce "Ha" (son montant) ou "Ha" (son descendant) la même syllabe signifie soit l'embonpoint, soit le général en chef. De sorte que l'obésité du général en chef se dira par le doublé "Ha-ha" (descendant-montant) , alors qu'en allemand, langue agglutinante, pour dire la même chose, on n'aura besoin que d'un seul mot : "Oberbefehlshaberdickbaüchigkeit" [Note. Littéralement : "La rotondité du ventre du fondé de pouvoir supérieur".], toutefois un peu plus long. Si ces deux langues-là ont une structure fondamentalement commune, on ne la voit pas tellement bien.
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